L'histoire :
Artisan lettreur, Ramon Hache se rend dans le village de Bibelosse, où il doit livrer les lettres géantes composant l’enseigne murale d’un dénommé Tézorus. Mais à quelques centaines de mètres de l’entrée du village, un camion lui grille la priorité à un carrefour. Sa camionnette se couche sur le flanc et toutes ses lettres se renversent sur la chaussée. Hache poursuit donc sa livraison à pieds, emportant un A sur l’épaule. A l’entrée, un muet lui écrit sur un mur la direction à prendre… avant qu’un agent chargé de la propreté de la ville n’efface aussitôt l’écriture. Plus loin, Hache retrouve le camion du chauffard garé. Il toque à la porte pour demander des excuses. L’ingénieur Martial lui ouvre et l’envoie paître, visiblement occupé par les derniers réglages de son invention. Puis, alerté par le bruit provenant de l’autre côté d’un mur, Hache grimpe sur son A pour regarder ce qui se trame. Il assiste alors à la joute verbale et publique de deux villageois lettrés, à grands coups de quatrains en en décasyllabes. Le vainqueur est Donald Fraser, un cul-de-jatte en fauteuil roulant, expert en mots. Hache repart et croise encore Doc, qui porte en permanence sur son dos une bibliothèque remplie de guides en tous genres, ce qui lui permet de monnayer les réponses à la plupart des questions. Hache arrive enfin chez Tezorus, qui ne s’exprime que par des mots, dont il donne aussitôt la stricte définition du dictionnaire. En cinq mots : bonjour, retard, monter, façade et fixer, Hache comprend qu’un long labeur l’attend. Heureusement, il trouve un fauteuil roulant sur son chemin, garé à côté d’un puits, ce qui lui sera utile pour transbahuter les lettres…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Avec cette Affaire de caractères (un titre d’une incroyable justesse), François Ayroles livre peut-être son chef-d’œuvre. On se situe ici dans un registre « littéraire » proche des Plumes, son dernier diptyque, certes subtil mais… soûlant. Typique des exercices sous contrainte de l’OUBAPO (ouvroir de bande dessinée potentielle) auquel Ayroles est un pilier, cette comédie absurdo-policière est clairement plus accrocheuse. Avec ses mécanismes lexicaux à tiroirs, truffée de références et de jeux de mots, elle chatouille surtout plus la sémiologie que la sémantique. Depuis leur au-delà, Raymond Devos et Fred (qui joua jadis avec les lettres de l’Océan Atlantique) se frottent les mains. L’intrigue s’inspire légèrement du roman ABC contre Poirot d’Agatha Christie et elle a demandé à l’auteur une dizaine d’année de maturation. Tout d’abord, le décor plante le ton : hors du temps, le village de Bibelosse est habité par des techniciens des lettres et du verbe, des zélés lettrés, des cruciverbistes fous qui ont tous une manie d’expression. Ici, Tezorus s’exprime par des mots uniques, dont il donne aussitôt la stricte définition du dictionnaire. Là, les membres d’un cercle s’expriment en n’utilisant chacun qu’une unique voyelle dans leurs phrases – soit l’inverse de La disparition de Georges Perec, lui-même croqué dans la peau du muet Gorgs (Georges sans E…). Ou encore : un couple de libraires n’est compréhensible qu’en rassemblant côte-à-côte leurs phylactères. Ou encore-encore : des amateurs de scrabble s’expriment en mélangeant toutes les lettres dans leurs bulles. Lorsqu’ils ne sont pas toqués, ces personnages sont des caricatures hommages : feu l’écrivain Raymond Roussel incarne l’ingénieur Martial ; l’inspecteur Edgar Sandé (sans D) est un hommage à Edgar P Jacobs. L’incompétence de cet enquêteur est burlesque, mais ses investigations permettent de former un fil conducteur à cette pseudo enquête qui se découvre comme un puzzle. C’est très ludique, tant il y a de jeux entrecroisés et porteurs de sens… et cet aspect fait la grande plus-value de l’ouvrage, qui vaut plus pour sa technicité que pour le suspens policier. Quelques grognons ne seront certes pas emballés par le dessin, et notamment par les teintes ternes et délavées (très ayroliennes). Le style semi-réaliste est pourtant juste et soigné, entièrement au service de la lisibilité. Les hommages à Tintin (notamment à l’Alph-art) pullulent également : Doc est le sosie de Lampion, le bar se nomme l’Alcazar, sans oublier moult répliques… Un petit bijou inclassable, comme il n’en parait que trop peu. Jouissif avec un J majuscule.