L'histoire :
Est-ce que c'est vraiment une bonne idée d'apporter un prêtre à un pique-nique, ou bien un véritable plombier ne serait-il pas plus approprié ? Cette question restera sans réponse, et n'en attendait peut-être pas d'ailleurs. Tout comme cette discussion de couple en début de soirée qui devient l'occasion de considérations fumeuses sur la structure des sitcoms, ou cette brève rencontre entre un chirurgien et une femme nommée Madeleine dont le compagnon vient de se transformer en arbre. Un illustrateur doit livrer une échelle pour le Daily, dont l'art est âprement discuté sur twitter, où les agents dépensent une énergie bien plus importante que l'artiste pour son travail. Une famille se recompose en brisant toutes les limites pour aboutir à un méli-mélo inextricable digne d'une série télé de plusieurs centaines d'épisodes. Et une jeune femme se lève un matin pour découvrir que son innocence à disparu. Autant de morceaux d'existence hors du temps, en des lieux indéfinis, qui heurtent parfois la réalité ou au contraire s'en éloignent radicalement.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
C'est un album extrêmement atypique que ce recueil d'histoires courtes, un exercice d'abstraction qui trouve sa justification à mi-chemin entre des considérations littéraires pures et une poésie visuelle abstraite. Roman Muradov possède la patte des grands illustrateurs qu'on imagine dans les pages des quotidiens américains prestigieux. Ses silhouettes symboliques semblent porter l'héritage intemporel de peintres cubistes qui auraient croisé les descendants de la ligne claire. Chacune de ses histoires est une suite d'impressions subjectives, parfois sans fil conducteur, qui perdra à coup sûr le lecteur qui les lira à la vitesse habituelle d'un album de bande-dessinée. Muradov n'utilise pas l'ellipse ni la science narrative de l'entre-deux-cases, et parfois ses images muettes occupées par un seul personnage laissent planer le doute sur le sentiment qu'elles veulent susciter. Mais la multiplicité des ambiances graphiques qu'il crée, sa capacité à alterner la beauté froide d'une mise en page géométrique, et des cases où la confusion des traits l'emporte sur la figuration, donnent à son travail une portée singulière. Une fois tournée la dernière page de cet album, on veut absolument reprendre plus sérieusement une exploration forcément incomplète. Et se laisser une nouvelle fois surprendre par quelques pleines pages magnifiques, oniriques et dénuées de sens.