L'histoire :
La Grande Guerre vient de s’achever. Voici venu le temps du retour des soldats dans la vie civile. Lors du défilé du 14 juillet, défilent ces fameux héros, les gueules cassées, estropiés, cul de jattes, borgnes ou défigurés. Suscitant gêne ou dégoût, moquerie ou culpabilité, ces survivants portent le masque de la violence de guerre et de la souffrance. Ce face-à-face entre soldats et civils sonne comme l’irruption du champ de bataille dans la vie quotidienne d’après-guerre. Certes le conflit est terminé, mais son souvenir hante les mémoires. Une fois revenus, ils doivent affronter le rejet des proches, désormais incapables de les accepter, de les aimer, de les reconnaitre ou de les comprendre. En cause, le temps, l’absence, la déformation physique. Mais il faut bien vivre. Confrontés à des problèmes de réadaptation (renouer des liens, se faire accepter avec ses blessures physiques et psychologiques, se réinsérer professionnellement), ces survivants fuis par les prostituées, bien souvent contraints à la solitude et à la résignation, doivent rebâtir une vie sans l’aide de quiconque. Mais comment recréer une intimité physique avec l’autre quand la violence de son regard et son dégoût ostentatoire ne cessent de vous marginaliser ? Voici l’histoire d’un héros devenu paria, sorte de mort-vivant en sursis, sans illusion sur le monde. La faute à une gueule d’écorché vif, comme un fardeau éternel à porter…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Gueule d’amour met au jour un sujet rarement traité en BD et surtout peu funky : le retour des infirmes et mutilés de la Grande Guerre, les célèbres gueules cassées qui ouvrirent notamment le défilé du 14 juillet 1919 en France. A travers l’histoire de plusieurs d’entre eux, le scénariste Aurélien Ducoudray soulève les enjeux de leur retour à la vie civile : problèmes d’adaptation, ignorance ou rejet douloureux des proches, fausse commisération pour ces individus qui ont vainement sacrifié leur vie. Et pour cause, ils sont le miroir des atrocités de la guerre, dans lequel les civils refusent de se voir ou de reconnaître leur part de responsabilité, car une gueule cassée est un « réceptacle vivant de l’expérience du feu et inflige à tous ceux qui voudraient oublier une violente injonction de mémoire ». Ici, les dialogues ironiques, sarcastiques ou cyniques non dépourvus de cruauté sonnent juste, tandis que le visuel au crayon de Delphine Priet-Mahéo, sobre et expressionniste pour dépeindre les stigmates des luttes industrielles, est éloquent. Ainsi, comme dans la réalité, on l’imagine, il est difficile d’être confronté à ces chairs mutilées au premier regard ; mais au fil du récit, nos yeux finissent par s’habituer à la difformité. On retiendra aussi les scènes où les gueules cassées sont instrumentalisées, sorte d’objets de curiosité inspirant à la fois dégoût et fascination (voir le fameux cliché destiné aux Allemands lors de la signature du Traité de Versailles). Côté scénario, on peut juste regretter que l’histoire, par moment, ne soit qu’un prétexte pour décrire scolairement la vie d’une gueule cassée condamnée à la souffrance éternelle. Notamment le développement final qui s’enlise dans le sordide peu crédible. Mais au-delà, voilà une BD réparatrice en quelque sorte, en forme d’hommage à ces « soldats-monstres » qui n’ont eu droit qu’au mépris ou à un apitoiement courtois en guise de récompense.