L'histoire :
Dans un immeuble de Chicago, une jeune trentenaire, célibataire et désespérément seule, cherche l'âme sœur. A un autre étage, un couple ne se supporte plus. Ailleurs vit une vieille dame, accompagnée d'une aide à domicile. C'est la propriétaire de l'immeuble qui se souvient de toute une vie. Le ventre qui gonfle au fil des ans, une femme attend un heureux événement, vit le moment de manière intense. Puis vient le temps des biberons, des couches, des promenades, des jeux d'enfants... Mais le ventre qui gonfle, c'est aussi la dégradation d'un corps sous le poids des années. Autrefois mince et élancée, une femme doit bien se rendre à l'évidence : la vie est injuste, le temps marque et déforme l'apparence, nous condamne malgré les efforts... Passage du temps, solitude, espoirs, désillusions, bonheurs simples, frustration : entrer dans l'immeuble et l'intimité des corps, c'est être confronté à des questions existentielles universelles : vivre à deux prémunit-il contre le malheur ? La famille est-elle source de bonheur ou principe d'aliénation ?
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Le géant Chris Ware, en toute discrétion, sortait en octobre 2012 sa dernière folie : un « livre » ou plutôt une grande boîte façon jeu de société contenant en fait quatorze livres (tout format, tout style) comme autant de cartes hasard à tirer. Alors pourquoi ce déferlement de louanges (toutes justifiées) sur les réseaux, blogs, sites internet, à l'évocation de Building Stories ? Pour plein de raisons valables. L'objet d'abord. Livre gigogne par excellence, la boîte contient pas moins de quatorze livrets, fascicules, BD, carnet cartonné, livre avec reliure dos toilé, bandelettes et même des imitations journaux. Avant même d'entrer dans l'histoire, la démarche formelle de Building Stories enchante. C'est bien simple, on ouvre la boîte comme on ouvrirait ses paquets cadeaux à Noël, curieux de savoir ce qui s'y cache. Magique ! L'histoire, ensuite, n'en est pas moins ambitieuse. Chaque « livre » décrit la vie et le quotidien d'un personnage, chacun vivant une journée-clé, un événement, une rencontre : accident, naissance, grossesse, dispute, routine ou ennui à l'heure de faire ses courses, promenades matinales. On visite un lieu de vie investi de sensations, de fragments d'existence, de souvenirs ordonnés, sorte de mémoire-patchwork recomposée par Ware, qui décrit le quotidien dans son détail le plus significatif pour en extraire la parcelle d'humanité qui fait sens, des travaux domestiques aux désillusions amoureuses en passant par le pouponnage et la cruauté de certains comportements. De la banalité, il tire une tension et des enjeux dramatiques, des histoires vibrantes tant elles sont en prise avec le réel le plus familier, captant l'épaisseur d'une existence, sa matérialité et sa temporalité. Entrer dans le bâtiment, l'explorer, c'est faire corps avec l'intimité des gens, le lecteur étant confronté à la nudité physique et psychique de ces locataires. L'ordinaire se teinte alors de magie par la mise en scène de révélations sublimées par le graphisme maniaque de Ware, qui réinvente la ligne claire, la modernise, l'investit et l'anime d'une palette d'émotions et de sentiments à couper le souffle. Allant au bout de sa démarche, il multiplie aussi les formes de langage narratif : séquences muettes, voix-off poétique ou détachée, monologues intérieurs, dialogues, phylactères vierges, diagrammes, symboles du tumulte de la conscience. Ni début ni fin ici, le lecteur entre dans la porte de son choix au gré des humeurs, se promenant d'étage en étage, sortant au hasard du temps, autant d'échappatoires, de bifurcations, de pistes ouvrant sur un champ infini de possibles. La matière, enrichie par les nombreuses ellipses qui en disent autant, sinon plus que le récit, est rendue ici inépuisable. Poussant le sens du détail à son comble, Ware figure même des BD sur les côtés du boitier. Prouesse formelle, tour de force graphique et narratif, Chris Ware nous prend par la main, nous raconte des histoires mélancoliques ou désespérées certes, mais magnifiques de réalisme, de justesse et d'émotion. Un livre objet généreux en forme de coffre au trésor, d'une beauté à faire pleurer. Building Stories entre instantanément dans la catégorie des classiques par sa faculté à interroger le médium, à innover, mais toujours au service du récit. Plus qu'un chef-d’œuvre, une expérience de lecture extraordinaire qui semble déjà indépassable, laissant filtrer l'écho touchant d'une silencieuse et vibrante musique universelle. Et finalement, à l'heure du numérique, on ne pouvait rêver meilleur plaidoyer pour la survie du papier. Cette chronique a été réalisée d'après l'œuvre en VO, l'éditeur français n'ayant pas jugé utile de promouvoir la version francophone.