Lorsque l'on aime les récits historiques revisités à la sauce fantastique, les lecteurs de bande dessinée scrutent notamment les parutions de la collection Série B des éditions Delcourt. En provenance des U.S.A., Manifest Destiny est une série de comic book qui plaira assurément à ce même public. Le scénariste Chris Dingess, qui travaille sur la conception de certaines séries télé, revisite la fameuse expédition Lewis et Clark située entre 1804 et 1806. Accrocheur et surprenant dès ses premières pages tout en étant joliment dessiné par un artiste méconnu en France, Matthew Roberts, le titre a tout pour plaire ! Comme le second tome est venu confirmer nos attentes, nous nous sommes dits que tels des explorateurs, nous partirions nous aussi en quête... de réponses auprès des auteurs !
interview Comics
Chris Dingess & Matthew Roberts
La traduction de cette interview a été réalisée par Alain Delaplace.
Messieurs, pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs et nous dire comment vous avez commencé dans l'industrie des comics ?
Chris Dingess : Je m'appelle Chris Dingess et je suis l'auteur de Manifest Destiny. Cela fait maintenant 15 ans que j'écris et que je produis pour la télévision, mais j'ai toujours été fan de comics. Ça faisait quelques années que j'avais en tête l'idée de Manifest Destiny, mais je ne savais pas quel média employer pour raconter cette histoire. Grâce à une rencontre fortuite, j'ai été mis en contact avec quelqu'un de chez Skybound et après quelques discussions, je leur ai parlé de mon idée et elle s'est concrétisée sous la forme d'un comics. Manifest Destiny est le seul comics que j'ai écrit.
Matthew Roberts : Mon nom est Matt. J'ai commencé à illustrer des comics il y a une vingtaine d'années. J'étais engagé dans l'Air Force à l'époque, alors je dessinais quelques comics ici et là en fonction du "vrai boulot" du moment que l'on m'ait engagé pour illustrer un comics ou non. L'un de mes contrats a consisté à illustrer le Battle Pope de Robert Kirkman. Puis je suis vraiment entré en service actif dans l'Air Force et il m'a fallu mettre mon métier d'illustrateur de côté. Heureusement, lorsque j'ai fini mon service, Robert a bien voulu me laisser venir travailler à Skybound pour illustrer Manifest Destiny. En fait, c'est mon premier vrai contrat d'illustrateur à plein temps. J'ai vraiment beaucoup de chance.
Chris, comment t'est venue cette passion pour l'écriture ?
Chris Dingess : J'ai toujours aimé inventer et raconter des histoires. Quand j'étais enfant, vers l'âge de six ans, mon professeur demandait aux enfants d'écrire et illustrer leurs propres histoires sous forme de petits livres. Et j'ai adoré faire ça.
Matthew, en France, nous avons vu tes dessins pour la première fois avec Manifest Destiny. Qu'avais-tu fait avant ça ?
Matthew Roberts : Comme je l'ai dit, je n'ai pas eu beaucoup de job avant ça. Battle Pope a été mon plus gros boulot. J'ai fait quelques petits trucs avant ça puis quelques autres avec Robert à la même époque.
Matthew, comment décrirais-tu ton propre style ?
Matthew Roberts : Mec, je ne sais pas si j'en suis capable. C'est un tel mélange de différentes choses, aujourd'hui encore. Je n'ai toujours pas l'impression d'avoir acquis un style personnel. J'ai une tonne d'influences disparates, des choses que j'essayais d'imiter à un moment ou un autre : Frank Frazetta, Berkeley Breathed, Art Adams, puis tous les membres de l'équipe Image des débuts. C'est un mélange bizarre de choses sur-détaillées mais cartoony... Un mélange que je n'ai toujours pas réussi à bien assembler. Je peux dessiner deux fois le même visage sur la même page et avoir à chaque fois une approche différente. C'est tellement instable que ça en est frustrant.
Quelles sont vos inspirations, vos influences ?
Matthew Roberts : J'ai tendance à piocher à droite et à gauche. Pour Manifest Destiny, je suppose que mon dessin s'inspire de titres comme Swamp Thing, Hellboy et Savage Sword of Conan, ainsi que des œuvres de gens comme Jules Verne, Stephen King, John Carpenter et Warner Herzog. J'écoute aussi beaucoup de musique lorsque j'écris Manifest Destiny, des choses très spécifiques. Du genre Black Sabbath et Pink Floyd ou des morceaux instrumentaux de Brian Eno ou Sun Ra. Aussi, j'écoute les B.O. de films « de mecs » : Mission par Ennio Morricone, Voyage au Centre de la Terre et Mysterious Island par Bernard Herrman, Robinson Crusoé sur Mars par Van Cleave pour n'en citer que quelques-uns. Je pourrais continuer ainsi une éternité et assassiner le lecteur d'ennui. Je trouve de l'inspiration partout !
Chris Dingess : Je suis influencé par tout. La musique, les films, la photographie, l'écriture... toute bonne œuvre d'art m'inspire. En ce qui concerne les artistes, ceux j'ai nommés ci-dessus et aussi, toujours, des artistes plus récents : Becky Cloonan, Jason Latour, Ryan Ottley, Andrew Robinson... etc. La plupart du temps, ce n'est pas tant leur « look » qui m'influence, mais plutôt les caractéristiques de leur travail qui me poussent à apporter certaines choses dans mon travail. L'atmosphère, l'énergie, l'économie en termes de lignes, l'espièglerie... Je suis séduit par des artistes dont la personnalité transparaît dans leur travail. La maîtrise technique m'importe de moins en moins. L'énergie et la personnalité dégagées par une œuvre me semblent plus importantes, maintenant.
Chris, vous avez écrit pour des séries télévisées telles que Being Human ou Medium. En quoi cela diffère-t-il de l'écriture pour un comics ?
Chris Dingess : Le rythme de la narration est différent. En plus, la télévision et le film ont des restrictions budgétaires, ce qui crée des limites. Avec les comics, il n'y a que de l'encre, alors on peut faire ce que bon nous semble.
Il existe des techniques spécifiques à l'art séquentiel. Les aviez-vous déjà acquises ou avez-vous eu besoin d'aide sur ce point ?
Chris Dingess : Ça, il m'en a fallu, de l'aide, oui ! Heureusement, Robert Kirkman s'est proposé pour m'aider à trouver comment raconter efficacement ma première histoire sous forme de comics. Son aide fut précieuse et il m'a donné des conseils qui m'ont paru si évidents, une fois qu'il me les a donnés. J'avais aussi de très bons éditeurs en la personne de Sina Grace et de Sean Mackiewicz qui m'ont tenu par la main.
Matthew Roberts : J'ai carrément du mal avec eux. Parfois, je suis très conscient des « règles » de la mise en page et de la narration. Parfois, j'ai une idée géniale que je souhaite explorer et tout le reste est bricolé autour de cette idée pour qu'elle tienne. Je pense que le défi le plus important pour moi est celui de mettre en page plusieurs planches consécutives. Je ne fais pas de vignettes avant de commencer une page, même si on m'a dit (et je veux bien le croire) que c'est important. Je commence par directement disposer les choses sur la page. Je gribouille, j'efface et je réorganise jusqu'à ce que je trouve un rythme ou un point d'ancrage permettant à la planche de fonctionner, du moins pour moi. Il se pourrait que ça pose problème vis-à-vis de la page précédente ou avec la suivante, mais sur le moment, je me focalise sur la planche en cours. C'est un problème que je m'efforce de résoudre parce que je pense qu'une meilleure planification améliorerait la qualité de ma narration, globalement.
Question promotionnelle, les gars ! Pourriez-vous présenter Manifest Destiny à nos lecteurs ?
Chris Dingess : Lewis et Clark dirigent leur Corps of Discovery au cours d'une mission secrète visant à explorer les mystères et les horreurs de la nature sauvage de l'ouest des terres qui furent acquises avec l'achat de la Louisiane. Avec l'aide du mystérieux guerrier Sacagawea, notre équipe tue des monstres et des démons en avançant vers l'ouest, où un danger encore plus grand les attend.
La série est basée sur l'histoire de l'expédition de Lewis et Clark, mais avec une touche de fantasy. D'où vous est venu cette idée ?
Chris Dingess : Je buvais avec mes amis et je me plaignais – non sans jalousie – des histoires à succès combinant la fantasy avec l'Histoire. Après ça, j'ai eu l'idée de faire exactement ce dont je m'étais plaint. Je me suis alors tu et je me suis mis au boulot.
Comment avez-vous conçu ou choisi les créatures de l'histoire ?
Chris Dingess : Parfois, j'essaie de baser une partie de la créature sur les mythes existant dans les contrées traversées par Lewis et Clark. Je commence par des choses qui me terrifient et je me triture l'esprit avec, encore et encore. Ensuite, je tente de les décrire à Matt et il les rend encore plus terrifiantes. Je n'imaginais pas qu'un tel nombre de choses pouvaient m'effrayer avant de commencer à travailler sur Manifest Destiny !
Matthew Roberts : Une fois reçue la description de Chris, je commence à réfléchir avant de dessiner quoi que ce soit. Je me demande si certaines choses fonctionneraient ou bien j'essaie de trouver comment les présenter différemment. Parfois, aussi, je fais des recherches, si jamais ces créatures se basent sur de véritables animaux. Un bon exemple, ce sont les monstres du second tome. Le monstre-grenouille a été décrit simplement comme une grenouille de la taille d'un bœuf (une grenouille-taureau !) qui attraperait les choses avec sa langue. J'ai donc commencé à réfléchir à la langue et à la façon dont elle fonctionnerait. Puis, soit Chris a parlé des ventouses ou bien je voulais simplement dessiner un autre type de langue de grenouille, mais, en tous cas, j'en suis naturellement venu à penser aux bras des pieuvres. Ensuite, je me suis dit « Pourquoi pas lui donner huit langues-bras ? ». Je crois que j'ai demandé à Chris si cette créature pouvait avoir une pieuvre toute entière dans la bouche mais cela aurait été une distraction inutile. Donc, de huit langues, on en est passé à cinq, histoire que je ne devienne pas dingue en les dessinant. Les moustiques étaient beaucoup plus simples. J'ai commencé par réfléchir à la façon de rendre ces monstres uniques en leur genre, mais une fois que j'ai commencé à regarder des photos de vrais moustiques, je me suis rendu compte qu'ils étaient déjà assez horribles comme ça, donc je n'ai pas eu beaucoup de choses à faire hormis de les agrandir.
Avez-vous fait des recherches particulières ?
Chris Dingess : Je lis pas mal et j'essaie de faire des recherches sur les différents lieux traversés par Lewis et Clark ainsi que sur les tribus d'autochtones qu'ils ont rencontrées. Cela étant dit, d'un point de vue narratif, le récit verse tellement dans le fantastique que je ne me force pas particulièrement à coller au réel.
Matthew Roberts : J'ai beaucoup plus travaillé dans ce sens, au début de la série. J'ai fait une tonne de recherches sur les vêtements, les armes et les bateaux de l'époque. Tout cela a fini par s'alléger pour en arriver à la version actuelle. C'est respectueux quand il le faut, mais je vais simplifier ou bien exagérer les choses suivant les besoins de l'histoire. Je fais toujours des recherches, de temps en temps, si j'ai besoin de me rafraîchir la mémoire. Si nous rencontrons des tribus indiennes particulières, je ferais alors des recherches sur les vêtements et sur les armes de chaque tribu.
Manifest Destiny colle souvent à la véritable histoire de l'expédition. Quelles libertés vous permettez-vous ?
Chris Dingess : J'ai collé au parcours géographique de l'expédition Corps, mais pour ce qui est de l'histoire, je m'autorise beaucoup de libertés.
Avez-vous prévu un nombre arrêté de tomes, pour Manifest Destiny ?
Chris Dingess : Non. Je prévois juste d'emmener cette expédition au terme de son périple.
Avez-vous d'autres projets futurs en tête, ensemble ou chacun de son côté ?
Chris Dingess : Aucun dont je peux parler pour l'instant.
Matthew Roberts : Rien de précis. Je m'amuse beaucoup sur cette série. Quand elle sera terminée, j'accepterai de retravailler avec Chris dans la seconde.
Vous lisez des comics ? Si oui, est-ce que vous en recommanderiez ?
Chris Dingess : J'ai pas envie de faire le fayot, mais je suis un fan des séries Image et Skybound. Sex Criminals de Matt Fraction et Chip Zdarsky, Birthright et Nailbiter de Josh Williamson sont deux très bonnes séries. Horizon, de Brandon Thomas, est génial. Tout ce qui Hellboy ou avec le B.P.R.D. est super, en général. J'adore tout ce que font Joe Matt et Chester Brown. Une super série que je viens de me mettre à lire, c'est Sheriff of Babylon, chez Vertigo.
Matthew Roberts : J'achète plus de comics que je n'ai le temps de lire. Image publie des tonnes de super séries. Valiant a piqué ma curiosité, mais je n'ai pas encore pris le temps de ratrapper mon retard sur leurs séries. J'aime les quelques séries de Marvel qui ne font pas partie de leur univers étendu. On dirait qu'ils prennent plus de risques et s'éclatent plus sur ces séries-là.
Si vous aviez le pouvoir magique vous permettant d'aller visiter l'esprit d'un autre artiste afin de mieux comprendre sa vision ou ses techniques, quel esprit visiteriez-vous et pourquoi ?
Chris Dingess : C'est une question de barge. Si je comprenais comment travaille un autre artiste... est-ce que cela ne détruirait pas le mien, de travail ? Je pense qu'il vaut mieux rester détaché et s'efforcer de comprendre le travail d'un autre autant que possible, en conservant son propre point de vue. Mais, si je devais choisir, je dirais Matt Roberts. Comme ça, je pourrais le comprendre encore mieux et ainsi améliorer notre comic. Ensuite, pendant que je serai dans son esprit, je me mettrai à poil devant mon miroir, comme un gros pervers.
Matthew Roberts : À mesure que je vieillis, je suis de moins en moins tenté d'essayer de comprendre mes héros. Je sais que c'est la concentration et la pratique qui m'aideront à réaliser ce que je veux faire. Ce n'est pas bien compliqué. En dehors des points purement techniques, dessiner comme quelqu'un d'autre exigerait que je devienne quelqu'un d'autre. Si j'essaie de copier un autre artiste, le mieux que je pourrai faire ne sera jamais aussi bon que ce que cette personne pourrait faire, elle. Ce qui rend une œuvre vraiment intéressante, c'est la personnalité de l'artiste. Je suis beaucoup plus intéressé par l'idée de m'améliorer pour permettre à ma propre personnalité de mieux ressortir. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais courir après le talent d'un autre, ça ne va servir qu'à embrouiller les choses. Mais je ne vais pas être le rabat-joie de service alors je vais vous dire qui le jeune Matthew aurait aimé visiter: Bill Watterson. Calvin et Hobbes est une bande dessinée qui vous rend humble, quand vous êtes vous-même un artiste. Le travail de Watterson était cartoony, détaillé, drôle, réfléchi, bien composé, énergique et convaincant. Je ne peux en faire la critique. Je peux faire la critique de la plupart de mes idoles si j'y mets du mien, mais Bill Watterson est intouchable.
Merci messieurs !