interview Manga

Loui

©Glénat édition 2025

Après s’être fait remarquer en ligne avec Red Flower Stories, Loui développe officiellement le premier manga africain venu du Ghana. Véritable phénomène marqué par la culture de son pays d’origine, la série a tout pour réussir. Forcément, on a voulu rencontrer son créateur !

Réalisée en lien avec les albums Red flower T1, Red flower stories T1
Lieu de l'interview : FIBD Angoulême

interview menée
par
19 mars 2025

Bonjour Loui. Peux-tu te présenter à nos lecteurs ?
Je suis Loui, mangaka depuis 5 ans. J’ai commencé en autoédition avec une série d’histoires courtes inspirées de contes et légendes ouest-africaines, Red Flower Stories, qui voit aujourd’hui un nouveau jour avec Glénat pour une nouvelle série, Red Flower, qui est prévue en 5 tomes. C’est du manga inspiré de ma culture, de mon enfance en Afrique. C’est de l’afro-fantasy, c’est très proche des contes. C’est un petit peu Kirikou en manga et un petit peu Naruto en Afrique, on aime bien dire les deux.


Illustration couleur Red Flower


Comme tu l’as mentionné, on t’a découvert avec Red Flower Stories. Comment s’est passé la rencontre avec Glénat ?
Un peu comme Roméo et Juliette, on n’arrêtait pas de se croiser et se rater. C’est-à-dire qu’après mon premier tome en 2019, j’ai commencé à parler autour de moi du fait que je voulais faire un projet un peu plus ambitieux, et là il y a plusieurs éditeurs qui se sont manifestés. Chez Glénat, ils devaient connaître mon travail de loin et ils m’ont dit : « si tu as quelque chose, tu nous le proposes ». J’avais proposé un dossier à plusieurs éditeurs, Glénat était très intéressé et on avait commencé à parler contrat. Et là malheureusement, il y eu le confinement qui a mis un gros stop à ce projet. Du coup, je me suis retrouvé chez moi et j’ai enchainé un tome 2 en financement participatif parce que les lecteurs me l’ont demandé en fait. Ils ont dit « bah t’as rien à faire ? Fais-nous un tome 2 ». Donc j’ai pris ce temps pour m’améliorer sur plein de choses, narrativement, graphiquement. A la sortie du confinement, Glénat est revenu vers moi mais moi je n’étais plus disponible à ce moment puisque j’avais engagé ce projet-là. Finalement, quand j’ai fini le 2, je suis retourné vers eux et j’ai pu signer pour 5 tomes. Ils ont bien aimé mon évolution sur le 2 car il y a de grosses mises à jour graphiques, narratives, thématiques... Et puis ça a donné le projet qu’on a aujourd’hui chez Glénat, il en est encore mieux à cause du temps que j’ai pu pratiquer en confinement.


Conseillerais-tu de lire Red Flower Stories avant Red Flower ?
Red Flower Stories je l’ai fait justement pour préparer le projet que je voulais sortir, plus ambitieux.


C’est une sorte d’introduction donc ?
Oui voilà. Quand on lit Red Flower Stories chapitre par chapitre, on a les éléments de ce que je prépare pour Red Flower. Donc on voit que je fais des tests, des recherches graphiques, que je tente des mises en scène, des compositions, des styles narratifs, que je flirte avec les codes du seinen, pour Anansi l’araignée je veux raconter un truc plus sombre, et que je m’amuse avec les cadrages de l’action pour qu’il y ait ces scènes de combat. Donc vraiment je suis en train de creuser quels sont mes outils professionnels en termes de narration et on voit la finalité dans le premier tome de Red Flower chez Glénat qui est beaucoup plus abouti, beaucoup plus homogène, il y a moins d’écart de niveau entre les pages. C’est vraiment un projet beaucoup plus pro et c’est pour ça que j’ai accepté de signer à ce moment-là. Je me sentais prêt d’avoir mon tome en librairie aux côtés de Naruto, One Piece, etc.


extrait Red Flower


Red Flower, c’est le premier manga africain. Tu n’as pas eu peur que le public, habitué à des environnements japonais ou fantastiques, soit déstabilisé ? Ou au contraire tu t’es dit qu’il manquait quelque chose dans le manga ?
On raconte toujours mieux ce qu’on a connu donc je n’allais pas m’amuser à raconter une histoire à Tokyo, n’ayant pas grandi au Japon. Je ne trouve pas ça très sincère. Et je n’étais pas inquiet puisque l’autoédition m’a permis de tester le concept auprès des lecteurs. J’ai imprimé une petite quantité à mon échelle, le 1er tirage était de 1 000 exemplaires, j’ai fait le tour des salons autour de Toulouse, le retour a été très positif auprès des lecteurs. J’ai réimprimé, j’ai réimprimé et réimprimé, ensuite ça a pris de l’ampleur. A aucun moment je ne me suis inquiété, j’ai simplement raconté des choses qui me tenaient à cœur : les arts martiaux, l’aventure, les contes initiatiques, Kirikou, les proverbes africains, le vaudou, tout ce avec quoi j’ai grandi. La chance a été que les lecteurs soient friands de ce gendre d’histoires et soient ouverts à ce genre de récits, de culture. Et encore plus à cause du côté culturel, je pense, il y a eu un intérêt pour ma série, au-delà d’être juste un manga français.


Tu as grandi au Ghana : est-ce qu’il y a là-bas une culture mangas ou d’ouvrages illustrés ?
Bonne question. Zéro en fait. Au Ghana, malheureusement la BD n’existe pas, ni le manga. On n’a pas une culture très visuelle, les codes et la narration graphique en BD ou en comics n’existent pas. C’est surtout une culture orale, la transmission du savoir se fait par les contes, par le chant, la musique, tout ça. On a aussi des gros problèmes d’analphabétisme avec des communautés assez pauvres qui ne savent pas lire. Et, quand bien même ils savent lire, n’ont pas l’argent pour s’acheter un livre qui au final est du luxe, donc le manga n’existe pas comme on le connaît en France. Du coup, c’est pour ça que je suis venu en France. J’ai découvert le manga assez tardivement, autour de mes 19 ans, et pour faire du manga je me suis dit « je ne peux pas le faire ici, il faut que je bouge ». J’ai d’abord regardé le Japon mais j’ai vu la barrière de la langue donc je me suis dit non. Les Etats-Unis, c’est très loin et très cher, et je n’avais pas autant de contact là-bas. Ma mère est française, du coup ça s’est fait en France et la chance a été que j’ai le passeport français et que la France soit le 2e pays consommateur de mangas au monde. Donc finalement « alignement des planètes » et j’ai pu très facilement m’installer à Toulouse et commencer à dessiner.


Tu abordes beaucoup de thèmes dans Red Flower Stories et Red Flower : le passage à l’âge adulte, le rapport à la nature, l’écologie, la guerre... Lequel est le plus important, le message principal ?
Je n’ai jamais de message. Je creuse les questions qui me questionnent, me taraudent, qui m’intéressent. Ce ne sont pas des critiques, il y a des questionnements des traditions, du dogme, de la religion, de la masculinité, de la responsabilité, du fait d’être adulte, du rapport à la nature... Tout ça, ce sont des questions qui me semblent intéressantes. J’invite le lecteur à me suivre à la recherche d’une réponse en fait, ensemble on creuse, on observe le jeu des personnages qui vivent des choses, et libre à tout le monde d’en tirer leurs propres conclusions. A la fin du tome, si le lecteur n’est pas d’accord avec moi, eh bien j’espère avoir raconté l’histoire de telle manière qu’il ait passé quand même un bon moment et qu’il se dise « bah moi, voilà ce que j’en tire comme leçon d’avoir regardé ces personnages jouer ensemble ». Et si ce n’est pas la même que l’auteur en fait, je ne suis pas là pour faire un discours moralisateur, j’ai horreur de lire un tome où j’ai l’impression qu’on me fait la leçon. Ça me sort de la lecture, je ne trouve pas ça sincère. J’ai des thèmes qui m’intéressent mais je n’ai pas de message à faire passer en tant que tel.


extrait Red Flower


A chaque fin de chapitre, il y a une page documentaire sur des tribus ou un extrait du carnet de Heidi. Pourquoi ne pas avoir fait carrément un reportage en fin de tome ?
Il faut demander à Glénat si je peux avoir plus que 240 pages ! (rires) C’est quelque chose que j’avais développé en tant que bonus dans les Stories en autoédition. Comme ça a plu aux lecteurs, j’ai voulu le conserver sur l’édition Glénat. Du coup, en édition Glénat, la question du papier se posait et on m’a dit « pas plus que 240 pages ». Donc ça fait un tome un peu chargé parce qu’on n’a pas de page blanche entre les chapitres pour respirer. C’est un de mes regrets, mais je voulais conserver quand même ce côté culturel car les gens ont vraiment beaucoup apprécié d’avoir ces anecdotes. Pas tout le monde les lit, j’avoue que dans les mangas que je consomme je ne les lis pas forcément, mais je sais qu’il y a des lecteurs à qui ça plaît. Donc, c’est mon côté « j’ai envie de partager », j’ai envie de raconter ces anecdotes, ça va au-delà de juste l’histoire, on peut découvrir l’univers via le bais de ce carnet d’explorateur. Et ça me permet aussi de me modérer au niveau du scénario. C’est-à-dire que comme je n’ai que 5 tomes, je ne peux pas tout dire. Donc, pour ne pas me frustrer ou forcer quelque chose dans une page où ça n’aurait pas beaucoup d’intérêt, je me dis « mets-le là dans une page bonus et qui lira, lira ».


Etant donné que la transmission de la culture est orale, est-ce que tu as dû faire des recherches pour alimenter ton œuvre ?
J’ai grandi 20 ans au Ghana donc je connais bien le sujet. Mais c’est vrai que pour les graphismes, j’ai profité d’un retour au Ghana en vacances pour prendre des photos dans les marchés locaux, les statuettes, les masques, les symboles Adrinka, et parler à mes grands-parents de leur vivant. J’en ai profité pour leur demander leurs histoires. Et ces temps-ci ma famille m’aide beaucoup, dès qu’ils trouvent un livre de contes sur les contes africains qui traine dans une librairie quelque part, ils me l’achètent et me font vite un petit colis, et moi je reçois tout ça en France. Il y a un petit travail de recherche, mais c’est surtout l’Afrique de mon enfance, celle dont je me rappelle.


Quelles sont tes influences / références, de manière générale ?
Tout ! Je me nourris de tout, je suis une grosse éponge à ce niveau-là. Je n’ai pas du tout une série plus qu’une autre qui va me marquer. Je trouve qu’il y a 1 ou 2 trucs à prendre dans chaque série, qu’on aime ou qu’on n’aime pas. Chaque auteur a quelque chose qu’il fait bien, que ce soient les jeux de lumières dans une série, ou je me dis « ah les hachures là elles sont vraiment subtiles », ou « celui-là la façon dont il développe tel thème, c’est intéressant donc je vais regarder les dialogues », ou « celui-là a des cadrages qui sont très dynamiques », ou une visibilité, une clarté dans le récit... Toutes les séries vont m’influencer. Gunnm, forcément, au niveau de sa narration, de son personnage. Vinland Saga au niveau de son discours sur la non-violence...


extrait Red Flower


D’ailleurs, vu les timings, c’est une coïncidence, mais dans le dernier tome paru de Vinland Saga (le 28), il se passe à peu près la même chose que dans le tome 2 de Red Flower.
Oui, je l’ai découvert récemment aussi, et je me suis dit « bon euh, comment on fait ? ». (rires) Mais c’est vrai on a des similitudes, même avec Avatar de James Cameron qui va avoir beaucoup de points communs. On peut aussi parler du Seigneur des anneaux, de Narnia, de Harry Potter... Je me nourris de tout.


Comment travailles-tu ? Fais-tu d’abord le storyboard et après tu dessines, ou tu y vas au feeling ?
J’écris vers l’extérieur. J’ai un thème central, j’essaye d’identifier quel va être le thème de mon tome. Ensuite j’écris des scènes, sans chronologie, en fait j’ai juste des envies. Je me dis « tiens si un personnage disait ça à tel moment, ça aiderait à faire ressortir ce thème ou en tout cas c’est une scène intéressante ou intrigante. Donc j’écris vers l’extérieur en espèce de brainstorming, c’est un nuage et je tire les flèches quand je sens que deux choses sont connectées et que je me dis qu’il faudrait les rapprocher. Après cette première phase où j’ai toutes mes envies et que je me dis que ça ferait globalement un tome en termes de densité, j’essaye de trouver une chronologie ou je vais réfléchir à comment enchainer les évènements pour que ce soit agréable à lire pour le lecteur, pour que ça puisse faire ressortir les éléments de suspense ou quoi.


Tu as déjà des idées ou un projet en cours de réflexion pour ta prochaine série ?
Je m’interdis d’y penser parce que je suis quelqu’un de très distrait. Plus je travaille, plus je l’apprends sur moi-même. J’ai 3 milliards d’idées en tête c’est vrai, mais si je commence un autre projet je vais perdre l’intérêt pour ce que je fais actuellement. Donc j’ai très conscience du besoin de conserver mes énergies et mon inspiration pour Red Flower, pour l’assumer jusqu’à la fin de manière vraiment impliquée. Je ne veux pas être dans la simple exécution d’un scénario, je veux le vivre en même temps que mes lecteurs. Je veux vivre ce que vivent mes personnages pour pouvoir le raconter, donc je veux vraiment être dans la narration. Si je suis en train de penser à un autre projet et que je finis vite Red Flower, je pense que la fin ne sera pas aussi impactante, ou en tout cas pas aussi prenante, comme a pu l’être le début. Les gens me disent souvent qu’ils ressentent vraiment ce qui se passe dedans, dès le début, de manière très personnelle. C’est parce que je suis en train de vivre ce que je raconte, donc c’est viscéral même si le dessin n’est pas parfait, en fait les expressions des personnages sont sincères et ça va toucher le lecteur plus qu’un dessin anatomiquement parfait.


étapes creation planche Red Flower
© Loui

Quelle question ne t'a-t-on jamais posée et à laquelle tu aimerais répondre ?
Mmmh, c’est une bonne question (il réfléchit). Globalement, on me pose beaucoup de questions, mais c’est vrai qu’il y a un thème qui moi me tient à cœur et qui ne revient pas assez souvent à mon goût. Au-delà du passage à l’âge adulte, du conte initiatique, il y a un questionnement sur la place de l’humain dans la nature et le rôle qu’il a à jouer. On a un impact sur la nature, mais il ne faut pas prendre le fait que ma tribu principale soit animiste, très environnementale, spirituelle, pour un message forcément écologique. Je pense qu’il y a un rôle à jouer pour la nature. On peut voir la nature d’un point de vue pragmatique, on peut utiliser la nature, on peut s’en servir comme ressource, mais je pense qu’il y a un équilibre à atteindre pour ne pas en abuser. Donc je vais partir à la recherche de ce thème-là, c’est un peu un thème secondaire mais c’est vrai que le côté utilitaire ou intrinsèque de la valeur de la nature est quelque chose dont on ne me parle pas très souvent mais qui, je pense, va être développé au fur et à mesure du temps.


Si tu avais le pouvoir de visiter l'esprit d'un artiste, qui choisirais-tu et pourquoi ?
Eh bien écoute, je l’ai déjà fait ! Récemment, j’ai eu l’occasion de faire un podcast avec Michel Ocelot, le réalisateur de Kirikou. Pour le coup, avec tous les parallèles qu’il y a entre son travail et le mien au niveau de la représentation de l’Afrique, de son amour pour les contes, la musicalité du récit et tout ça, j’ai eu vraiment l’impression de visiter son esprit parce qu’on a parlé longtemps de toutes ces choses qui nous animent. Voilà. Je pense qu’on va le refaire parce que lui et moi on s’est dit qu’on aimerait renouveler l’expérience...


…Et pourquoi pas animer RedFlower ?
S’il y a un truc à faire, je ne dirai pas non ! Michel Ocelot, c’est vraiment quelqu’un de qui je suis proche en termes de travail et un monsieur que j’admire beaucoup.


On t’a déjà approché pour animer RedFlower ?
Oui, mais l’animation ça prend du temps et ma série en est au tome 2, les mangakas français qui vont avoir leur série en sont respectivement aux tomes 21 et 19, donc c’est quelque chose où ça demande un gros lectorat, et un gros investissement déjà au niveau des studios qui vont prendre ça en charge. Donc je pense que s’il y a quelque chose à faire, ce sera un petit peu plus tard, quand la série sera un peu plus confirmée même si ça commence très bien au niveau des lecteurs. Je trouve qu’il y a un intérêt pour ce genre de séries, et puis on a déjà vu ça au niveau de Netflix et autres, comme Yasuke. Ils ont envie de mettre en scène de l’afro-fantasy, ou en tout cas des personnages un peu divers. On a tous nos raisons mais je pense que Red Flower serait pas mal en animé dans quelques temps. Je ne dirai jamais non.


Merci !

dessin original



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Red Flower © 2023 Loui / Editions Glénat