Yacine Elghorri est un jeune auteur français qui devrait rapidement faire parler de lui : il dessine comme Moebius !! Après avoir travaillé aux « states » dans le storyboard (Titan AE…) et avoir fait copain-copain avec Jean-Claude Van Damme, il s’installe dans le paysage bédéphile français avec des récits de SF totalement déjantés, dignes des belles années Metal Hurlant. Pour en savoir plus, les bédiens ont interviewé cette drôle de créature cybernétique…
interview Bande dessinée
Yacine Elghorri
Pour faire connaissance, peux-tu te présenter (brièvement !) : ta vie, ton œuvre, comment en es-tu arrivé à faire de la BD ?
Yacine Elghorri : J'ai toujours dessiné et ce depuis tout petit. Je n'ai jamais arrêté ! Curieusement, vers l'âge de 6 ans, je me voyais plutôt faire un métier scientifique (j'ai une grande passion pour les animaux, les poissons et en particulier les requins : je voulais faire de l'ichtyologie !). Comme je continuais a dessiner et que mes profs (tous) me le conseillaient, j'ai fait une école de dessin une fois mon bac (littéraire, option arts plastiques) en poche. A 18 ans, j'ai donc passé le concours du CFT gobelins que je n'ai pas trouvé si difficile que ça, car ça me correspondait : j'adore le dessin animé et la BD... J'ai su très tôt que je voulais faire de l'animation et en vivre. Deux années après et mon nouveau diplôme d'assistant animateur, j'ai fait tout autre chose, c'est à dire que je n'ai jamais bossé comme animateur de personnages à ce jour ! En effet, je me suis lancé dans le storyboard et le design de personnages, la partie créative m'attirant plus que tout le reste. Bien entendu, pendant mes études aux CFT gobelins, je faisais des pages de BD pour des fanzines, dont un de l'école, mais qui n'est jamais sorti. En sortant de l'école, j'ai donc tout de suite bossé sur le design perso de séries comme les exploits d'Arsène Lupin pour France Animation ou Flash Gordon chez Carrère... J'ai aussi bossé dans Kaméha magazine chez Glénat. Je faisais la mascotte « sushi man ». A 21 ans, on me proposait un contrat pour une BD de 146 pages collection Akira. J'ai fait 45 pages et j'ai du arrêter à cause d'un désaccord avec le scénariste. J'ai aussi dessiné des histoires courtes dans Yoko....
Ta bio nous a appris que tu avais travaillé dans l’animation à Los Angeles. Qu’y faisais-tu exactement ? Pourquoi en es-tu revenu ?
Y. Elghorri : Depuis toujours je rêvais des USA ! J'ai toujours voulu m'y installer et découvrir ce vaste pays effervescent ou tout est possible. Comme je bossais dans l'animation et que ce medium était en plein boom à l'époque, je me suis mis à envoyer mon port-folio par Fedex (une fortune !) à plusieurs studios : Disney, Warner Bros et Dreamworks qui venait d'ouvrir en 1997. Lassé par la lenteur des réponses évasives, j'ai acheté un billet d'avion, direction Los Angeles ! J'y suis resté 3 semaines à démarcher sur place jusqu'a ce qu'on m'offre (après avoir passé des tests) un poste d'animateur aux effets spéciaux chez Rich Animation Studio, une boîte montée par un ancien réalisateur de chez Disney. Ils m'ont eu un visa et j'ai bossé sur The swan princess 3. A coté de ça, je dessinais le storyboard pour le projet SF qu'un ami démarchait dans tout Los Angeles. J'ai du démissionner de Rich Studios car je me suis fais remarquer par Fox Studios qui m'engagea sur Titan AEavec un deuxième visa. J’étais alors aux Etats-Unis depuis 6 mois... A force de bouger, je me suis retrouvé, en bref, sur des productions animées ou "live" telles que Futurama, Evolution, Spiders 2, Breeding ground ou encore le film Replicant grâce a Jean-Claude Van Damme lui-même que j'ai rencontré et avec qui j'avais sympathisé dans un bar sur Sunset Boulevard ! Je suis resté en contact avec lui pendant presque un an... En parallèle, je dessinais des BD pour Heavy Metal Magazine. En 2000, j'obtins enfin ma Greencard qui m'a demandé beaucoup d'effort avec un avocat d'immigration. En 1997 j'étais à peine arrivé aux Etats-Unis que je commençais déjà la longue procédure incertaine qui me prit plus de deux années ! Heureusement mon CV a fait que j'ai été "approuvé par le gouvernement" pour être résident permanent. Fatigué par l'animation, je voulais me lancer exclusivement dans le film de prise de vue réelle. Malheureusement, aux USA il faut être membre d'un syndicat extrêmement difficile d'accès et très prisé ! J'ai ainsi loupé un poste sur Matix 2 alors que j'avais été reçu après sélection de mon book par Owen Patterson, le « producter designer ». Mais comme je n'étais pas membre de l’« Union », ils ne pouvaient pas m'embaucher par risque de représailles... Enfin, je ne voyais ma famille qu'une fois par an. Je n'obtenais pas les boulots que je visais dans le « live » et l'animation m'ennuyait à tel point que je refusais un poste sur « The Simpsons » !! Comme j'avais bossé sur Futurama, les portes étaient grandes ouvertes. Mais je n'ai aucun regret, car graphiquement il n'y avait pas trop de challenge... Les relations humaines à Los Angeles étant trop superficielles pour moi et comme j'avais obtenu ma Greencard, je décidais (après mure réflexion) de regagner l'Europe où la qualité de vie me convenait mieux. Je suis resté 4 années à Los Angeles où j'ai vécu un véritable rêve, mais je cherchais autre chose, de plus humain.
Factory s’inscrit clairement dans le même univers que Gunman. Quel lien y a-t-il entre ces deux albums ? Quelle est la part « Delmasienne » de Factory ? Quelle est sa genèse ? Sans Gunman, y aurait-il eu Factory ?
Y. Elghorri : Gabriel Delmas et moi sommes, sur plusieurs points, exactement sur la même longueur d'onde ! Comme moi, il aime la bonne vieille époque Metal hurlant. Je l'ai approché avec le projet Gunman, une idée de western fantastique que j'avais en tête depuis très longtemps. J'avais écris deux, trois scènes… Ensemble, je trouve qu'on a fait du bon boulot. Gunman représente ma vision de la BD que j'aime : du fun, du rock, de la violence, de l'humour et du cynisme. Bref, du pur divertissement. Je déteste les BD qui se prennent trop au sérieux. Rares sont les auteurs qui arrivent à s'en sortir avec des scénarios complexes et réalistes, dans les profils psychologiques des personnages ! (Je pense particulièrement à Alan Moore ou Katsuhiro Otomo). L'univers de Gunman et celui de Factory se ressemblent beaucoup. J'aime les déserts, les mutants, les créatures qui parlent avec un rendu graphique réaliste et dérangeant et les robots, cyborgs, etc. Quand on connait mes films préférés, on comprend tout de suite d'où tout cela sort : Le bon la brute et le truand, Robocop, The thing... Apres Gunman, je ne sentais pas que cet univers était suffisamment exploité. Surtout en noir et blanc. Alors j'ai pensé à écrire Factory, mais avec des personnages encore plus grotesques et plus réalistes que Gunman. Sans Gabriel Delmas, je ne pense pas que j'aurais dessiné des canards en slip et des poulets flingueurs ! Ça vient de lui. Il m'a vraiment poussé à m'éclater à fond ! C'était vraiment bien car il n'y a eu aucun conflit entre lui et moi sur tout l'album ! C'est plutôt rare, je pense, entre deux auteurs qui dessinent.
Y a-t-il un nombre de tomes prédéfini pour la série ?
Y. Elghorri : Je pense faire ça très court. Car je veux vite passer à d'autres choses. C'est mon 2e album et je ne veux pas m'éterniser non plus dans cet univers.
Pourquoi un homme-cochon et pas une femme-coléoptère ou un enfant-hippocampe ?
Y. Elghorri : Parce que c'est plus facile à dessiner ! Non, je plaisante. Je trouve les cochons agréables à dessiner avec leurs bourrelets ! Je trouve ça mignon.
As-tu un personnage préféré ? Si oui lequel et pourquoi ?
Y. Elghorri : Un acteur plutôt et c'est Clint Eastwood. Mais ça on l'avait déjà compris... Sa froideur cynique dans ses western et Dirty Harry m'a séduit ! C'est un Diogène charismatique des temps modernes. Il va droit au but et ne s'encombre de rien !
Je ne pense pas me tromper en disant que tu cherches avant tout à plonger le lecteur dans des univers nouveaux, à faire vibrer chez lui des émotions. En marge de cette quête d’impressions, quelle est l’objectif narratif de Factory ?
Y. Elghorri : Oui c'est vrai. Je ne veux pas faire ce que les autres font actuellement. Je veux revenir à cette époque Metal hurlant qui m'a tant marqué. L'idée de Factory m'est venue en consultant de la documentation sur les pays du tiers-monde. J'ai pensé qu'une planete désertique, sans nourriture, avec des humains survivants dans des camps ferait un bon départ. Ajoutez à cela un bébé précog qui prédit un avenir meilleur pour l'humanité, contrôlé par un baron big-boss qui fabrique de la pseudo-nourriture chimique dans une usine, un cochon et un singe qui parlent alors que les mammifères ont depuis longtemps disparu, un mystérieux inconnu dont il faut se méfier etc. Tout peut tenir et se conclure en deux ou trois tomes, car c'est la chute qui importe le plus pour moi. Avec tous ces personnages, je pourrais développer ça sur une longue série comme c'est le cas pour Gunman d'ailleurs. Mais comme je l'ai dit plus haut, j'ai d'autres choses en tête.
Plus globalement, quel objectif artistique poursuis-tu ? Quel est la démarche de ton travail ?
Y. Elghorri : M'éclater en dessinant ce que j'aime, mais surtout dessiner le mieux possible. C'est très dur ! Une BD pour moi doit être avant tout maitrisée au niveau graphique. C'est d'une importance capitale ! Peu importe le style, du moment que c'est fait avec talent. Malheureusement la BD a énormément perdu à ce niveau là...
Les critiques/articles (dont nous) comparent souvent ton dessin à celui de Moebius. Ça t’agace / ça te flatte / c’est normal / ça ne te fait ni chaud ni froid ?
Y. Elghorri : J'ai travaillé à Los Angeles avec Jean Giraud sur Through the Moebius strip (un projet 3D qui a changé de main malheureusement !). C'est lui qui m'a engagé après avoir vu mon book et c'est la première question que je lui ai posée : « Comment définiriez-vous mon style ? » Il m'a répondu sans attendre : « C'est du Moebius-japonais ! ». C'est l'auteur de Arzack, L'incal et du Garage hermétique, alors oui ! Evidemment, je suis très flatté !
Ta bio nous a d’ailleurs appris que tu avais pas mal travaillé avec lui. C’est une sorte de mentor ? Un modèle ?
Y. Elghorri : Moebius est pour moi certainement le meilleur dessinateur (avec Katsuhiro Otomo, lui-même très inspiré par Moebius !). Il a une aisance, une élégance, un raffinement dans son trait que je n'ai vu nulle part ailleurs. C'est un véritable génie et j'ai beaucoup d'admiration pour son travail.
Sinon, quelles sont tes références ?
Y. Elghorri : Au dessin ? J'adore Katsuhiro Otomo. J'aime beaucoup Liberatore, Bilal, Corben, Katsuya Terada, Satoshi Kon, Beb Deum, HR Giger. En revanche, je ne suis pas inspiré par Gunnm. Beaucoup de gens me disent que pour mes cyborgs « je suis très kishiro ». Ils doivent avoir une imagination aussi pauvre que leurs connaissances en BD et ciné ! Ils n'ont qu'à revoir, re-visionner, re-regarder Robocop ou The thing. J'ai juste mis des têtes humaines sur des corps mécaniques en forme d'insectes. J'adore dessiner des insectes car je pense qu'ils sont de véritables « aliens » ! Leurs carapaces et leurs formes très variées sont fascinantes. Si on regarde de près Gunmann on peut voir l'inscription « OCP » sur le cyborg et ça, c'est un clin d'œil direct à Robocop ! Mais je peux concevoir que les têtes grimaçantes les fassent penser à Gunnm.
On te sent aussi à l’aise sur les personnages que sur les décors. Pourtant, les personnages occupent la plupart du temps tous les cadres de tes planches. N’aurais-tu pas envie de dessiner de larges espaces ?
Y. Elghorri : C'est une très bonne question et c'est très vrai ! Je mets l'accent sur les personnages car je suis fasciné par la nature de l'homme et sa psychologie. Pour moi le personnage et le centre de tout. Le reste n'est que décoratif. Je trouve aussi que c'est plus difficile de dessiner un personnage qu'un décors... A moins que le décor ne joue un rôle essentiel, je n'y attache pas trop d'importance en fait. Donc j'épure !
Quelles techniques graphiques sont utilisées pour aboutir au résultat final ?
Y. Elghorri : Pour Factory j'utilise juste le crayon que je scanne et que je mets en couleur sur Photoshop. Il était important pour moi d'utiliser la même technique que j'employais quand je faisais du board sur des films : crayon rough photocopié et colorié avec des marqueurs. Histoire de changer. Ça donne un coté frais, vif et plus vivant. Les couleurs aussi sont brutales et assez rapides. Aujourd'hui je peux faire ça sur Photoshop.
Si tu avais une gomme magique, l’utiliserais-tu pour peaufiner ce premier volume, et sur quelle(s) séquence(s), quel(s) aspect(s) ?
Y. Elghorri : Non. J'aime bien justement ce coté lâché. Tant pis pour les défauts ! Une fois que c'est fait, il faut passer à autre chose sinon le résultat souhaité n'est plus le même et je voulais le même rendu que pour bestial sorti un peu avant Factory. C'est la même technique.
Sinon, quels sont tes autres projets ? En cours et/ou à plus long terme ?
Y. Elghorri : A part la suite de Factory, je prévois un autre livre genre Bestial. Plus adulte peut-être.
Peux-tu nous donner un scoop ?
Y. Elghorri : Oui ! J'ai bossé avec Alejandro Jodorowsky sur Les aventures de Gorgo le sale avec le personnage tiré de L'incal. J'ai fait 8 pages dont 4 en couleurs, très poussées graphiquement, mais ça n'a pas branché les Humanos car mon style est trop violent et ils auraient vu un truc plus enfant, plus comique...
Quelle(s) question(s) aurais-tu aimé qu’on te pose ?
Y. Elghorri : Sur mon niveau de dessin.
Peux-tu y répondre ?
Y. Elghorri : Ce n'est pas à moi de répondre mais je sais que je peux faire mieux en étant plus souvent à ma table !
Si tu étais un bédien, quelles seraient les séries que tu conseillerais aux terriens ?
Y. Elghorri : En France, je ne regarde plus trop ce qui se fait. Je survole. Mais dans le comics, il y a des trucs vraiment bien : Shaolin cowboy de Geof Darrow et toutes les séries de ABC comics par Alan Moore.
Si tu avais le pouvoir cosmique de te téléporter dans le crâne d’un autre auteur de BD, qui irais-tu visiter ?
Y. Elghorri : Je réponds sans hésiter : Enki Bilal ! J'adore sa démarche. Il évolue sans cesse : film, BD, peinture... un artiste pur !
Merci Yacine !