L'histoire :
Deux copains quadras / quinquagénaires, l’un avec un bonnet, l’autre avec une casquette, discutent en ville en attendant un pote, adossés à une barrière. Ils discutent de tout et de rien, mais surtout du fait qu’ils en ont marre de se retrouver tout le temps en ville, plutôt que confortablement installés chez eux. Le chômage et le désœuvrement ne leur offre hélas pas le choix. Ils se demandent s’ils font partie des pauvres, ou s’ils sont juste au bord de la pauvreté. Plus tard, ils se retrouvent au bistrot, à remplir des grilles de loto. Ils mettent le peu de fric qu’ils gagnent dans le maigre espoir de gagner le million, en jouant des numéros dérisoires – les dates de naissance des enfants de Zidane. Ils ne connaissent personne qui ait déjà gagné à ce jeu de merde, mais ils rêvassent, entre deux tirages, que ça leur arrive, pour pouvoir tout plaquer et se barrer en courant. Ils ne sont pas tendres entre eux, et passent leur temps à s’invectiver et s’engueuler. Peut-être est-ce pour cette raison que le mec à bonnet a de plus en plus envie d’être seul. Il marche dans les quartiers urbains les plus déserts, à la recherche de solitude et sans but, en évitant de croiser qui que ce soit. Et puis un jour, en lisant un article de journal, ils apprennent qu’on a retrouvé un type démembré dans un sac poubelle. Plus tard, ils apprendront que le mec démembré, c’est David, un copain d’enfance à qui jadis tout réussissait…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Dans un décor urbain de banlieue pas risou-risou, plusieurs copains quadras ou quinquas (dans ces eaux-là) prennent conscience que leur vie est en train de filer sans qu’ils n’en aient rien fait. Ils ne sont pas clochard, mais appartiennent au petit peuple, aux indigents, à la précarité ordinaire. Comme beaucoup, ils sont victimes de la misère sociale et culturelle, ils zonent sans avoir grand-chose d’autre à penser qu’à leur propre désœuvrement. Et ils remplissent le vide de leur quotidien en ayant des comportements qui ne font rien pour améliorer les choses. Ils s'embrouillent, ils débattent de futilités sans montrer d’éloquence particulière. Sur ce point, c’est magnifiquement réaliste ! Ils s’en remettent avec un espoir dérisoire au potentiel gros lot du loto… A ce stade, il est essentiel de rappeler que « faire le million », au loto, c’est une chance sur 20 millions. Autant dire aucune. Comme pour insister sur « l’insignifiance » de cette frange de la population, Gilles Rochier ne leur accorde ni prénoms, ni narration linéaire. Nous les découvrons par bribes détachées, en une accumulation de séquences patchwork qui brossent au final une terrible peinture sociale. Pour autant, on ne ressent pas de militantisme outrancier, juste des faits, au plus proche de la stricte réalité – Gilles Rochier vit authentiquement dans une cité de banlieue, depuis toujours. Le personnage central à bonnet est potentiellement son alter-ego, auquel il prête son propre ressenti, brut et désabusé. A l’image de ce scénario pesant et bien plus profond qu’il n’y parait, le dessin se compose de fines hachures qui n’accordent jamais rien de « beau » à l’environnement. Souvent dans des cases encombrées de dialogues ou saturées de détails de décors peu identifiables. Le monochrome gris-bleu parachève la sensation d’enfermement dans une condition désespérée.