L'histoire :
Alors que la guerre d’Algérie touche à sa fin, une famille maghrébine quitte sa terre natale pour rejoindre la France des Trente Glorieuses, promesse d’un avenir radieux. A l’époque de la reconstruction, la France a besoin de main d’œuvre bon marché. Elle fait donc appel aux Algériens de Biskra ou de Batna, aux Marocains d’Oudja ou de Casablanca. Travailleurs du bâtiment, ouvriers spécialisés de l’automobile et de l’industrie font venir leur famille dans des baraques élevées sur des terrains vagues, à proximité des usines et des chantiers, en périphérie de la capitale. Des bidonvilles relégués aux portes des grandes villes apparaissent : le plus « célèbre » d’entre eux est celui de La Folie, à Nanterre, au nord-ouest de Paris. En 1962, environ 1500 ouvriers « célibataires » et 300 familles y habitent pour un total de 10 000 habitants : un paysage délabré, sans eau courante ni électricité, murs en bois qui pleurent, sols jonchés de débris et une seule adresse administrative : le 127, rue de la Garenne. Sous la pluie, le bidonville de Nanterre prend des airs de tranchée, avec les murs qui suintent, la diffusion des maladies, les rats qui prolifèrent. Parmi ses habitants, Kader, un algérien, fait venir femme et enfants : Soraya, Ali et Samia. Loin de toucher du doigt l’eldorado tant espéré, lui et sa famille sont plongés dans un quotidien sombre privé de perspective où il faut redoubler d’ingéniosité. Confrontés à des problèmes de logements auxquels s'ajoutent les soucis administratifs liés à l'obtention de papiers, le quotidien de Kader et des siens, dans leur maison insalubre et précaire, sonne comme la fin des illusions même si tous espèrent encore trouver un logement décent, grâce à l’entraide, à la joie de vivre et aux inévitables bakchichs... Derrière la croissance économique des Trente Glorieuses se cache une réalité bien plus sordide, faite de misère et d’isolement, loin de l’opulence dégagée par le tout proche quartier de la Défense en train de naître, symbole d’une France entrée dans la modernité. Pour les immigrés, c’est aussi le temps du déracinement, de l’accroissement des inégalités et de la perte des illusions, au cœur d’un pays en plein bouleversement social et économique…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
A la fois documentaire et fiction sur le déracinement, Demain, demain narre le destin d’une famille algérienne en manque de repères, du bidonville de Nanterre à son relogement entre 1962 et 1966. La BD exhume une autre réalité des Trente Glorieuses, celle des laissés-pour-compte et des sans-logis. Laurent Maffre donne à voir un morceau d’histoire ignoré en rendant hommage à ceux qui, un jour, ont contribué à la croissance de l’économie française tout en lui offrant un nouveau visage. C’est la France en noir et blanc qui passe à la couleur, celle du recours à l’immigration pour reconstruire. Nous immergeant dans l'intimité de cette famille et son quotidien austère, l’auteur adopte un point de vue original, celui de l’observateur attentif, faisant du lecteur un témoin direct prêt à l'empathie. Mêlant fiction, souvenirs d’époque et archives de Monique Hervo (voir la postface), grâce à des allers-retours entre France et Maghreb lui permettant de confronter les représentations, Maffre présente une France fantasmée et réelle à la fois, source d’espoir et de désillusions. Pour mieux comprendre ce parcours, l'auteur inscrit son récit dans un faisceau d’événements historiques majeurs : la douloureuse indépendance algérienne, la fin de la colonisation, le climat de suspicion généralisé dans les années 60 à l’égard des Algériens, et la sanglante manifestation du 17 octobre 1961. Le travail documentaire est ici remarquable, très fouillé et rigoureux. Remarquable, aussi, la faculté de Laurent Maffre à distiller finement ses éléments de contexte sans jamais trop en faire, loin de tout didactisme pesant. Très neutre dans le ton et en peu de mots, il montre avec minutie les conditions de vie tout en informant, sans jamais ennuyer. Le graphisme en noir et blanc, d’une précision clinique et criant de vérité, livre alors paradoxalement une « interprétation objective » de la réalité de ce territoire du « Tiers-monde » livré aux incendies et situé à deux pas de la capitale. Les scènes de paysages en double-page, magnifiques et désolantes, se suffisent pour dire toute la détresse, les espoirs mais aussi les bouleversements urbains, sociaux ou économiques, du temps de la France des HLM et des grands ensembles. Très accessible, Demain, demain s’adresse à un large public, des lecteurs curieux d’un moment charnière de l’histoire de France aux spécialistes de sciences humaines (géographes, historiens, sociologues, urbanistes). Bref, moins un simple témoignage factuel ou récitatif qu’une BD-reportage riche, précise et ambitieuse, Demain, demain rend hommage à ceux qui ont, un jour, construit la France. En recréant une mémoire du territoire, Laurent Maffre restitue une perception, lutte contre l’oubli géographique et impose sa BD, aussi, comme un formidable objet pédagogique. Informatif, sobre et touchant. Brillant et passionnant !