L'histoire :
Vingt ans après la guerre en ex-Yougoslavie, on demande à un artiste d'imaginer un monument aux morts qui ne soit « ni serbe, ni bosniaque, ni croate. Quelque chose qui ne soit pas partisan. Qui prenne en compte les souffrances de tous les camps ». Mais comment faire quand tout à disparu ? Quand les histoires personnelles sont terrifiantes et la réconciliation impossible ?Quand il ne reste qu'une piste de bobsleigh avalée par la nature ? Un pont reconstruit pour les besoins de la circulation ? Des chaises vides ? Débute alors une traversée des ruines balkaniques, une quête mémorielle pour retrouver le sens d'un conflit que tout le monde oubliera de toute façon. Souvenirs d'héritiers, traces végétales ou minérales, marques sur les façades, « le passé devient (alors) la seule façon de voir le présent »... Plutôt qu'aux héros (il n'y en a guère ici), « l'idée de construction historique [devra] se consacrer à cette mémoire des anonymes ». Convoquer le passé pour tenter de juguler l'oubli et la promesse d'une mort à venir... Ou l'histoire d'une conscience à forger devant l'abîme.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Avec Tout sera oublié, l'éditeur Actes Sud creuse l'idée du roman graphique en mettant face à face le témoignage d'une quête mémorielle impossible et des photos retravaillées à la gouache, comme réminiscences d'un passé douloureux. Au casting, Mathias Enard, l'une des plumes françaises les plus stimulantes de la littérature actuelle. Et Pierre Marquès, artiste-peintre qui expose en Espagne ou en France. Pas vraiment un roman, encore moins une BD au sens classique, Tout sera oublié tend plutôt vers le roman illustré ou le poème visuel sans l'être tout à fait. D'où son intérêt. Mais qu'importe, à vrai dire. La force du récit réside plutôt ici dans l'ambiance créée, vaporeuse et langoureuse, son pouvoir d'évocation qui matérialise l'épaisseur d'une durée, dans lesquels baigne le regard du lecteur intrigué, découvrant ruines incongrues (une piste de bobsleigh des JO abandonnée), paysages en souffrance ou désertés et cendres d'une nation disparue, que les hommes auront tôt fait d'oublier. Livre sur la mémoire et son refoulement, lutte contre l'oubli, photographie d'un monde qui vacille, quête d'un passé à reformuler ou à rendre présent par l'image, Tout est à oublier célèbre les mots dans leur capacité à interroger une scène figée, à réveiller un fragment d'Histoire qui revit en creux sous le pinceau éthéré et ouaté de Pierre Marquès. Pinceau qui fait d'ailleurs battre la pulsation même du vivant en neutralisant un instant l'essence des choses. S'il captive de bout en bout par son texte fin et bref et son atmosphère en suspension, le livre, parfois, convainc moins quand les peintures ont tendance à simplement illustrer, sans réellement dialoguer avec les mots. Mais la plupart du temps, la symbiose est limpide et féconde, source d'un plaisir de lecture inédit. Si tout sera oublié, le livre en revanche restera ancré dans notre esprit. Mission réussie pour ce roman graphique en forme de monument. Car si les pierres finissent par tomber et disparaître, l'écrit, lui, laissera bien une trace indélébile. Une lecture stimulante.