L'histoire :
En 1919, Otto Mueller, peintre tzigane, s’est installé avec sa compagne et muse Maschka dans un coin tranquille de forêt dans la banlieue de Berlin. Sur une toile de jute, il réalise un double portrait d’elle, représentant deux filles nues côte-à-côte. Pendant qu’il peint, ils discutent de la liberté de l’Art, de la pneumonie récente d’Otto, des patrouilles militaires qui chassent les communistes… Un voyeur un peu trop insistant mettra fin à la séance. Ils s’en retournent à vélo à Berlin, où Otto a sa piaule et où il expose prochainement à la galerie Paul Cassirer, l’une des plus grandes de la capitale. Maschka est fatiguée par le trajet, elle s’en va sans que le portrait soit terminé. Tant pis, il ne sera pas exposé chez Cassirer. Mueller gagne toute de même une petite renommé et il est démarché par un galeriste polonais qui lui propose un poste de professeur à Breslau, en plus d’un contrat au sein de sa galerie. Otto est intéressé, mais Maschka n’a pas la moindre envie de s’enterrer en Silésie. Ils s’engueulent… Otto fait ses valises ; Maschka restera à Berlin. La veille de partir, elle lui offre tout de même un appareil photographique. Une fois installé à Breslau, on conseille à Otto de se rapprocher d’un avocat d’affaires et grand amateur d’art, Ismar Littman…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Voyeurs de tous poils (ou épilés), passez votre chemin : vous ne verrez ledit portrait très stylisé des Deux filles nues qu’en toute dernière page de cette sorte de biographie d’un portrait. Et là où cet album touche au génie, c’est parce que l’intégralité de la narration est vue à partir du point de vue subjectif de ladite œuvre… sans que le lecteur ne la voit jamais. Comme si la toile était une caméra de surveillance et nous rendait son point de vue dans chaque case, dénuée de bordure. Les cadrages sont ainsi insolites et astucieux : quand le tableau est à moitié recouvert, ou entreposé dans le noir, ou de biais, ou transporté dans une caisse ou accroché en divers lieux. Ce que « voit » l’œuvre est donc aussi et surtout une peinture de plusieurs époques traversées, qui en dit long sur la censure et le traitement des artistes dits « dégénérés ». Durant l’hégémonie du IIIème Reich, son leader Adolf Hitler, peintre frustré, a en effet entrepris une vaste campagne de confiscation de l’art moderne. La lecture est donc une expérience passionnante et d’une grande originalité. Nous voilà plongés au cœur des pérégrinations d’une œuvre d’art qui survit à un siècle d’épreuves, et qui traverse le temps en tant que témoin muet. Cette idée inspirée questionne aussi notre présent en faisant écho à la question de la censure, convoquant l’épreuve qu’a traversé Luz en tant que survivant du massacre de Charlie, en janvier 2015. La partie biographique sur Otto Mueller en elle-même est très courte : il meurt en 1930. Mais elle permet aussi de focaliser sur la liberté fondamentale de l’Art, au mépris des conventions et des modes. Attention, chef d’œuvre !