L'histoire :
Au bord d’une voie ferrée, seule dans une contrée froide et désertique, Lailuka attend depuis des jours que passe un train. Elle tue le temps en peaufinant une toile d’art contemporain. Soudain, elle aperçoit un homme avancer vers elle sur une draisine. Il stoppe son engin et fait courtoisement connaissance. Il lui annonce qu’aucun train ne viendra plus jamais. Sans chercher à comprendre, Lailuka monte avec lui sur la draisine, et ils partent ensemble en direction de Terre de feu. Une fois traversé le pont du détroit de Magellan, ils embarquent sur le dernier navire, un cargo, qui fait la traversée en direction d’Unanima, leur destination. A bord, ils participent à une pèche au calmar géant, première source d’approvisionnement en encre. L’encre est en effet la matière première d’Unanima, capitale des artistes peintres. Blanche, froide et ultra-moderne, Unanima est un nirvana en matière d’art. Mais pour avoir droit d’y résider, il faut montrer un certain niveau de talent et donc être accepté suite au vote démocratique de l’assemblée. Dans un premier temps, le maître des lieux, Mastrangelo, les accueille chaleureusement. Il leur expose son grand projet : la grande toile ! Cette œuvre ultime, utopique, gigantesque, que seul un satellite pourra saisir dans son intégralité, veut être la représentation consensuelle de toutes les tendances artistiques en présence à Unanima…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Avec la Grande toile, Diego Agrimbau et Gabriel Ippoliti confirment qu’ils ne font pas de la BD comme les autres. Leur credo à eux, c’est la philo ! Ils ne développent donc pas outre mesure le cadre géopolitique de ce futur a priori post-apocalyptique comme l’auraient sans doute fait nombre d’auteurs franco-belges. On sait juste que les trains ne passeront plus jamais et que les satellites en panne sont irrécupérables. Argentins, les auteurs situent leur récit d’anticipation en un territoire proche et relativement épargné par les évènements : Unanima semble logiquement situé en Antarctique. Rapidement, ils se concentrent sur les questions idéologiques que pose leur utopie, autour de l’art et du consensus. En effet, si l’art en soi recèle mille sujets à part entière, le cœur du débat se porte essentiellement sur la notion d’unanimité. Concernant une notion aussi subjective que l’appréhension de l’art, le consensus est-il absurde, possible, souhaitable et/ou stérile ? En amont, l’unanimité, ne contient-elle pas en elle une forme d’absolutisme ? Aux crayons et aux pinceaux, avec beaucoup de savoir-faire et de talent, Ippoliti parvient une nouvelle fois à rendre ce one-shot très abordable, par le biais de son style réaliste en couleurs directes. Pour les besoins de la métaphore, le final est certes un peu emphatique, mais il ne retranche rien à la puissance du débat. Mosaïque blanche et noire teintée de rouge, l’œuvre prémonitoire de Lailuka est la résultante visuelle de l’œuvre politique de Mastrangelo, pour peu qu’on prenne un peu de hauteur… La boucle est bouclée. Après l’excellente Bulle de Bertold, voilà une nouvelle belle BD d'anticipation qui donne à réfléchir.