L'histoire :
An 1 de la naissance des intelligences artificielles, dans la Silicon Valley, dans un futur relativement proche. Noriko Ito, chargé de recherche, s’apprête à activer ses deux « bébés » : Carbone et Silicium. L'intégralité du savoir humain disponible sur le réseau web leur est transféré. Un corps leur est ensuite attribué et leur DLE (Date Limite d’Existence), annoncée : 15 ans. 15 ans durant lesquels ceux-ci vont connaître des évolutions et gagner en mobilité. Car leur gros serveur, d’abord relié par câble à un coffre, va ensuite être miniaturisé et tenir dans leur corps, puis leur tête. Tout se passe relativement bien… jusqu’à ce qu’un jour, lors d’un voyage censé leur faire découvrir le monde, Silicium, au corps masculin, s’enfuit. Carbone, laissée seule, passera un temps fou à essayer de le retrouver, via le réseau, sans résultat. Au bout de quinze ans, sa DLE étant arrivée à son terme, celle-ci est néanmoins sauvée illégalement par Noriko, qui lui offre la possibilité de s’échapper via le réseau. Là, elle va se « réincarner » dans divers corps d’autres IA fabriquées pour le service courant. Puis, 93 ans plus tard... Silicium réapparait. Tous deux vont vivre différemment leur vie d’IA. L’un comme un voyageur humain en exil, l’autre comme une sorte de prophète d’un nouveau genre « humain »...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
De premier abord, on aborde Carbone et Silicium avec une légère inquiétude mêlée de plaisir coupable : que se cache-t-il au sein des 272 pages de ce gros et grand volume ? La présentation similaire à Shangri-La a été soignée et l'on retrouve le dos toilé, synonyme d'écrin pour la qualité. Le style de Mathieu Bablet est typique et familier aux lecteurs du Label 619 et c’est un réel plaisir que de le retrouver. L'introduction de la professeure Noriko Ito, personnage central de l’histoire, en tant que directrice de recherche à la Tomorrow Foundation, expliquant que les contraintes sociales sont finalement l'enjeu des IA fortes, apporte un semblant de reconnaissance scientifique sur ce sujet, insufflant la dose presque nécessaire de réalité ou de crédibilité dont aurait pu avoir besoin cette histoire... « Aurait pu », si nous n'étions pas dans de la science-fiction, bien que très proche de notre environnement quotidien. Car c'est de cela dont il s'agit ici : sous couvert d'une histoire d'émancipation de deux Intelligences Artificielles, différentes bien que supposées être identiques (deux faux jumeaux donc, quoi de plus humain ?), nous parler des travers de notre société. Plus précisément de ce qui nous pousse vers la catastrophe, c'est à dire notre extinction en tant que race humaine. L'invasion des déchets liée à notre surconsommation (p. 188-190), les crimes en tout genre (p. 180, clin d'œil violent au décès du petit Alan Kurdi, sur les côtes turques en 2015), ou l'eau qui monte (p.217), ne sont que quelques exemples des nombreuses exactions dont nous nous sommes rendus coupables et qui nous rendent la vie si difficile. Attaches physiques d'ailleurs, avec ces nombreux inconvénients, dont Carbone, davantage que Silicium, souhaite pouvoir se libérer, pour passer le reste de son temps dans le réseau, vers une autre voie. « Celle de la fusion de tous nos esprits vers une même conscience, une seule intelligence, éloignée des préoccupations matérielles et de la souffrance corporelle ». Silicium choisissant, lui, comme s'il avait encore un petit espoir en l'humanité, la voie du Nomadisme terrestre. N'en finissant pas de fuir, il part en découverte des 12,4% du reste du monde qu'il ne connait pas encore. C’est l'occasion de nombreuses belles pages aux couleurs orangées nous permettant de découvrir les beautés géographiques ou patrimoniales et culturelles du monde, à travers ses yeux. Superbe. Durant tout ce périple, entre leur naissance à tous deux, leurs séparations, leurs vies en parallèles, puis leurs retrouvailles finales, c'est en fait un état des lieux du monde humain tel qu'il est pratiquement aujourd'hui, ou qu'il sera dans peu de temps, auquel nous convie Mathieu Bablet. C'est le terreau à partir duquel il aborde frontalement, mais avec toute la poésie dont il est capable, le thème du transhumanisme, comme d'ailleurs rarement vu en bande dessinée. Le sujet est complexe, et l'on comprend dès lors pourquoi quatre années étaient nécessaires, ainsi que 272 pages. Si nous ne sommes pas sûrs de suivre la voie de Carbone à ce stade, ayant encore un peu trop les pieds sur Terre et respirant encore un air à peu près correct, la montée des eaux et les violences mondiales peuvent sincèrement nous inquiéter. Carbone et Silicium montrent en quelque sorte deux voies : l'une faite de respect et de préservation de beautés, qui s'amenuisent néanmoins inexorablement chaque jour ; l'autre négative, qui prône la fin du genre humain en tant que tel, pour un avenir pourtant fait de lumière. Laquelle choisirons-nous ? Une œuvre forte et belle, à méditer.