L'histoire :
Février 1945 : les Russes se rapprochent à grande vitesse de l'Allemagne. Les PG (prisonniers de guerre) doivent quitter le camp en même temps que les Allemands. Beaucoup d'habitants quittent également les lieux, tant la réputation des communistes est détestable. René Tardi, comme tous ses copains français, souffre. Il a du mal à avancer. Les Allemands tentent de presser les prisonniers en donnant des coups de crosse ou en lâchant leurs chiens, mais rien n'y fait. La colonne avance lentement, le moral dans les chaussettes et des températures à moins vingt degrés ! René et quelques uns de ses amis font semblant de traîner et se retrouvent en queue de peloton. Ils en profitent alors pour fuir et tenter de s'échapper à travers la grande forêt de Poméranie…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Jacques Tardi continue de raconter les mémoires de son père dans ce tome deux. Le procédé narratif reste le même que le tome précédent : Tardi laisse parler son père à partir des carnets que ce dernier a rédigés sur toutes les circonstances de sa captivité. Ce deuxième opus est consacré à une période de la guerre beaucoup moins traitée : la fin des conflits et la libération. Malheureusement, le calvaire de Tardi père n’est pas fini pour autant. En effet, les PG (prisonniers de guerre) français sont aussitôt acheminés vers l’ouest, les soldats allemands fuyant l’armée russe qu’ils craignent par-dessus tout. Le récit se fait alors le témoin d’un véritable enfer : pendant près de quatre mois, les prisonniers vont marcher plus de 20 kilomètres par jour, traversant les terres allemandes puis polonaises, sans même savoir l’objectif de leurs avancées. Tout près du retour et pourtant si loin… La carte en annexe à la fin du tome permet de comprendre l’incroyable marche qu’ils ont dû effectuer, alors que les combats pour la libération faisaient rage autour d’eux Ce tome est une mine d’informations sur le quotidien de ces pauvres bougres qui devaient avancer sous les coups et la fureur des « Posten » (gardes allemands). Aucun détail n’est épargné. Les mots de René, durs et sans filtre, expriment la famine, la souffrance au niveau des pieds, l’épuisement, la débrouille… Tardi réussit l’exploit de raconter cette marche interminable sans jamais lasser son lecteur. Dans des plans larges, il varie son dessin en illustrant tout le vécu de cette colonne de fantômes. La multiplicité des visages est un témoignage remarquable sur la souffrance sans limite qu’ont pu vivre les soldats de la seconde guerre, tous ces anonymes qui sont passés dans l’oubli au profit des grands évènements de l’histoire. Le quotidien et la survie sont si bien montrés que la petite histoire de chacun de ses protagonistes suffit à éclairer la réalité de la grande Histoire. Au gré des endroits traversés, Tardi en profite pour faire le point sur les circonstances de la libération. Des parenthèses pédagogiques expliquent tout ce qu’il n’a pas vu et qu’il étudiera ensuite dans les livres : le débarquement, la chute d’Hitler, les manipulations d’Himmler pour sauver sa peau… Les pages les plus douloureuses de l’Histoire sont également abordées. Tardi souligne, comme souvent, la noirceur de l’homme, quelque soit son drapeau. Certains passages sont des dénonciations fortes, martelées par les mots bruts et vrais de René qui crache son fiel. Ainsi on apprend les sinistres exactions d’Irma Grese ou la « hyène de Belsen », le projet de contrôle des naissances, l’existence des commandos de la mort (les Einsatzgruppen) chargés de nettoyer les ghettos, les viols commis par les Russes en Allemagne ou même par les Américains en France pendant le débarquement. L’auteur ne pouvait passer à côté des camps de la mort et de l’extermination juive. Le récit de René, qui croise des prisonniers juifs décharnés près de Bergen-Belsen, est déchirant. Cependant, l’œuvre n’est pas qu’un témoignage de guerre indispensable. Tardi fils se met également en scène à travers sa présence (fictive) alors qu’il n’est qu’un enfant. Le ton est profondément émouvant puisque dès lors, le père parle régulièrement à son fils et que ce dernier commente le périple de son père. C’est ainsi qu’il découvre avec horreur certains actes de vengeance de René ou qu’il demande quelques précisions sur des incohérences, précisions... qu’il n’obtiendra jamais. Tardi offre en plus une prestation graphique de haut vol avec des cases très détaillées. Chaque planche, divisée en trois cases horizontales, est une page historique remarquable, avec le portrait de milliers de soldats ou avec le détail des armements. Avec minutie, l’auteur représente également l’Allemagne d’après-guerre : celle des maisons triomphantes à colombages ou celle des villes ravagées par les bombardements. Les couleurs apparaissent petit à petit à la fin de l’épisode, comme si René revenait à la vie, loin de la grisaille et du désespoir de la guerre. Une œuvre forte et inoubliable.