L'histoire :
On avait quitté le jeune Ersin au moment où il vivait enfin son rêve de gosse : devenir dessinateur humoristique. Dans n’importe quel pays, ce rêve est difficile à atteindre, tant les places sont peu nombreuses et la précarité qui accompagne cette carrière font de ce choix une passion. Mais dans les années 90, la Turquie est le parfait exemple d’un pays moderne avec sa géographie qui résume sa politique : la croisée de la démocratie moderne et de l’islam républicaine. Même si, comme partout, les parents d’Ersin souhaitent qu’il soit ingénieur, lui s’émancipe et se lance dans le dessin et commence même à être reconnu dans la rue. Dans la décennie 2007-2017, Ersin vit (mal) de sa plume et sa participation au magasine satirique Penguin, commence à irriter le pouvoir du premier ministre Erdoğan, politique arrivé au pouvoir par les urnes et symbole du virage autoritaire et religieux qui s’étend sur la Turquie. Malgré tout, Ersin crée avec d’autres compagnons du stylo un nouveau magasine intitulé Uykusuz, qui va vite devenir l’une des revues satiriques les plus lues du pays.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Tout est dans le titre de ce journal de bord de Karabulut : Ersin est inquiet par nature, il a peu confiance en lui mais arrive malgré tout à aller au-delà de ses peurs pour devenir dessinateur. Mais c’est aussi la situation politique de son pays qui inquiète. Lui qui n’a jamais été vraiment politisé, se voit obligé de prendre parti, de par son métier de satiriste, mais aussi de citoyen turc qui voit la liberté de la presse reculer, autant que les libertés individuelles. Dans cette chronique qui va de 2007 à 2017, Erdoğan renforce son pouvoir, attire autour de lui les fondamentalistes religieux et essuie des manifestions étudiantes et un coup d’état en les réprimant par une force disproportionnée avec le soutien d’une majorité. Lui qui, avec ses camarades, se rendent à la Mecque de la bande dessiné, Angoulême, reviennent avec des étoiles dans les yeux en se disant qu’en France, la liberté de la presse est intouchable. Arrivent alors les attentats de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, dont on commémore aujourd'hui le triste anniversaire des 10 ans et qui sont un véritable coup de massue pour tous les dessinateurs de la planète. Ersin s’attriste de l’opposition qui monte en Turquie entre ceux proches de l’occident et ceux qui veulent revenir aux valeurs rigoristes de l’islam. Il milite pour le dialogue entre ces deux courants qui pourraient totalement cohabiter. Aujourd’hui, on sait que la Turquie n’est toujours pas sortie de cette impasse. Mais ce qui frappe à la lecture, c’est l’écho de cette situation dans une France qui ne cesse de se fracturer et de s’opposer. Comme Ryad Satouf nous avait ouvert les yeux sur la Syrie et sa vision de la France en tant que franco syrien, Karabulut le fait sur la situation politique de notre pays à travers son histoire. Au-delà de cet aspect politique, Journal inquiet est avant tout une lecture passionnante qui est aussi une chronique intime et drôle sur le quotidien d’un jeune dessinateur qui, en plus, a un magnifique coup de crayon. Journal inquiet d'Istanbul 2 est donc une indispensable lecture et une excellente chronique sur la Turquie contemporaine.