L'histoire :
Sur les quais du port de Bordeleau, au XVIIIème siècle, un armateur riche et éclairé devise en compagnie de l’un de ses capitaines, plus pragmatique. Animé par la volonté de penser comme un philosophe « des lumières », l’armateur s’interroge sur ce drôle de commerce triangulaire auquel il participe. De quel droit se sont attribués les blancs de faire commerce des êtres humains ? Quelle est la nature exacte de ces nègres, leur parcours de vie ? Il a l’occasion d’étudier une de ces créatures de près : un petit noir, arraché à sa tribu et à sa terre, s’est planqué dans un tonneau durant 2 traversées de l’Atlantique. L’enfant a assisté, impuissant, à tant d’horreurs, pour finir par être découvert sur les quais de Bordeleau. De retour chez lui, le Comte s’émeut de ces questions auprès de son épouse, la Comtesse Eponyme (c’est son nom). Celle-ci a néanmoins d’autres préoccupations, intégralement tournées vers le libertinage. Elle confie à son journal intime sa quête épicurienne de plaisirs et les techniques qu’il faudrait mettre au point pour en faire une quasi science. La nuit venue, tandis que son mari ronfle, elle n’hésite d’ailleurs pas à solliciter les ardeurs de son cuisinier. Ou bien, à la demande illuminée de son époux, elle accepte de participer à un petit jeu : elle l’enduit de cirage et l’enferme dans un coffre. Celui-ci veut en effet comprendre ce qu’endurent les esclaves noirs à fond de cale…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Après quelques détours par le cinéma (Gainsbourg, vie héroïque et l’adaptation de son Chat du rabbin), puis une grosse opération sur Georges Brassens (une exposition + un épais recueil), Joann Sfar renoue avec ce qui a fait son succès, en matière de bande dessinée. Dans cette nouvelle série a priori prévue en (au moins) 3 tomes, il se pose et nous pose des questions essentielles sur la nature de l’homme et ses errances de civilisation. Dans son souci permanent de transcrire un peu de philosophie en BD, l’auteur se replace cette fois dans le contexte du siècle des lumières et affuble à ses personnages de profondes remises en questions. A-t-on le droit de faire commerce d’êtres humains ? Comment dénoncer cela sur le plan éthique sans en pâtir sur le plan financier ? Et puis plus terre-à-terre : comment optimiser les plaisirs du sexe sans en dévoyer les approches ? Si de loin, vous risquez d’être troublé par l’agrégation de ces deux sujets – de l’esclavage et du libertinage – vous trouverez un rapport évident autour du concept commun de « liberté ». Certaines réflexions réservent donc cette série à un public adulte. Les « héros », le Comte et la Comtesse, sont ici pétris de contradictions et de fantaisie : c’est ce qui fait le sel de cet album pour son fond. Seul petit hic dans la mécanique de ces idées bienvenues : bien que stimulante par ses propos, la narration manque un chouya de cohésion (ça saute parfois du coq à l’âne). Pour la forme, Sfar nous ravit toutefois de digressions et de répliques aussi savoureuses qu’enluminées. Même son trait de crayon moderne et spontané (voire parfois bâclé), revient ici à une certaine application. Colorisées par Walter, les cases jouent souvent sur plusieurs tableaux, avec des petits clins d’œil à ne pas louper en arrières plans. N’hésitez pas : un peu de lumière, ça n’a jamais fait de mal…