L'histoire :
Comme le désirait ardemment son père, juste avant de mourir d’un bête accident du travail, Jean a suivi un cursus universitaire de prestige établi au XVIIIème siècle par François de la Rochefoucauld : il a fait l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers. Il s’est docilement plié aux protocoles excentriques de bizutage, il a suivi la formation théorique et pratique, il a appris l’argot particulier de cette caste estudiantine hermétique, il a reçu le diplôme d’ingénieur à l’issus de ce parcours… Il est donc un « gadzarts », idéalement formaté pour piloter tout type de chantier ou de processus industriel. Et pourtant… A l’heure de « rentrer dans le moule », c’est-à-dire de postuler pour un emploi relatif à cette formation, Jean ne se sent pas super à l’aise. Ses doutes ont plusieurs origines. Primo, ses études ne sont pas une vocation. Deuxio sa copine Clara est enceinte et elle ne compte pas vraiment devenir mère au foyer avec un mari absent. Tertio, elle porte un regard distant, presque méprisant, sur le système de copinage entretenu par les gadzarts. Elle ne regarde plus vraiment son homme pareil, une fois qu’elle le voit partir en costume pour son entretien d’embauche. Néanmoins, Jean va au bout de sa démarche. Le voilà qui pénètre dans un building moderne de la Défense, mouton parmi les moutons, pour un rendez-vous avec « Chichi24 », son « ancien », qui va lui offrir un poste de conducteur de travaux…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Couverture souple, dessin stylisé très lisible, regard caustique et lucide sur un travers de notre société : ce petit bouquin colle bien aux fondamentaux de la collection Shampooing de Delcourt, dirigée par Lewis Trondheim. Pour propos central, le Cil Vert (oui, c’est son pseudo d’auteur) revient sur un moment charnière tout à fait authentique et autobiographique de sa vie : la décision de ne pas rentrer « dans le moule » professionnel programmé par son cursus universitaire. Aurait-il fait les Arts et Métiers pour des prunes ? On l’a vu dans un précédent bouquin du Cil Vert, Un faux boulot : Jean s’est réellement essayé à des expériences professionnelles qui n’ont rien à voir avec son diplôme. Ce propos parlera énormément aux nombreuses personnes qui se remettent en question dans les premières années suivant un premier job, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’il a été imposé par leur formation mais qu’il ne convient pas à leur vraie nature. La narration s’établit à deux périodes : celle de sa vie au présent, qui nous donne à voir ses doutes face à un poste de conducteur de travaux qui ne le passionne guère, ainsi que sa prise de conscience, aidée par sa compagne. Puis par intermittence, des flashbacks reviennent sur la formation étudiante qu’il a jadis suivie aux Arts et Métiers. Ces séquences s’avèrent un témoignage pour le moins instructif sur les lois particulières imposées par les autres étudiants aux nouveaux venus. Jargon incompréhensible, vêtements codifiés, cérémonies de bizutage régressives… la Rochefoucauld a de quoi se retourner dans sa tombe. Une maxime d’Oscar Wilde s’impose au sortir de cette lecture : « Soyez vous-même (les autres sont déjà pris) ».