L'histoire :
Cinq jours qu’il ne fait même plus l’effort de descendre acheter du pain ! Jaime passe ses journées à scruter l’écran de son ordinateur sans que la moindre once d’inspiration ne vienne le chatouiller pour qu’il puisse enfin démarrer sa nouvelle BD. Aussi est-il ronchon au volant de sa voiture lorsqu’il s’agit d’aller rendre visite à ses parents pour une paëlla familiale. Ronchon, tout comme l’est justement son père qui ne peut s’empêcher de faire resurgir le passé de son service militaire à la moindre occasion. Et de fait, quand il s’y met, ses trois fils et sa femme se font un plaisir de le taquiner rageusement sur cette propension maladive. Non ! Plutôt que ces fameux 18 mois à Ifni, au Maroc, à l’époque de Franco, Jaime aimerait qu’il lui raconte comment il a connu sa mère : ce serait peut-être bien un départ idéal pour un nouveau projet de bande dessinée. A l’époque le mariage était sacré. On n’avait pas grand-chose à dire, le rituel était immuable et il entretenait parfaitement la dictature : se fiancer, faire son service militaire, se marier et procréer. Mais attention, Pepe, le père de Jaime, était quant à lui éperdument amoureux de sa promise. Et ce depuis son enfance : un vrai pot de colle…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Pepe est un vieux ronchon. Jaime, son fils ainé – auteur de BD – manque d’inspiration pour son nouveau projet. Pepe bassine son monde avec son service militaire effectué dans les années 60 à Ifni dans le Sud-Est marocain (dans un contexte « post-cessez-le-feu » entre Espagne et Maroc, mais sans que la guerre ne soit officiellement terminée). Jaime se dit qu’il pourrait utiliser l’histoire d’amour de ses parents comme terreau. Et puis un soir, avant qu’il ne prenne la route, Pepe lui glisse le journal qu’il a rédigé pendant ses fameux 18 mois au Maroc. De fil en aiguille, le récit que Jaime veut mettre en dessins se construit en un incroyable travail de Mémoire qui réunit l’Histoire espagnole, son histoire familiale et qui met en perspective à la fois son héritage et le processus de création... Confiée à une narration extrêmement efficace, l’invitation que nous fait Jaime Martin de partager un peu de son intimité fait vibrer la corde empathique avec beaucoup d’à-propos. Les anecdotes tantôt liées à la relation amoureuse de ses parents (et son carcan traditionaliste) ou aux conditions infernales du séjour marocain (conditions sanitaires, alimentation, brimades…) rythment l’ensemble avec brio : toujours empreintes d’une certaine tendresse ou « cotonnant » les propensions dramatiques de ces 18 mois de jeunesse volés à Pepe. Ainsi Martin ne choisit pas un traitement frontal de l’Histoire en respectant la manière de faire de son père : préférer garder pour soi la saloperie, la distiller à petite mesure et étirer le peu de « bon » glané à Ifni comme du chewing-gum, pour le raconter en boucle comme s’il s’agissait de la plus formidable aventure jamais vécue. Cet effroyable service militaire et son effervescence d’anecdotes douloureuses et d’amitiés, offre donc le tempo du récit. Mais au-delà, s’esquisse le contexte social de l’époque – franquiste – tout en offrant une véritable réflexion sur la transmission de la Mémoire familiale d’une génération à l’autre. En dehors du parfait métronome que constitue le choix narratif (alternance entre anecdotes du passé familial / service militaire / mise en abyme de l’auteur), le dessin plein d’élégance, joliment mis en couleurs, rond et justement épuré, constitue lui aussi un très bel atout. De quoi, en tout cas, absorber près de 150 pages sans s’en apercevoir.