L'histoire :
Colin, jeune rentier féru de jazz, a invité à dîner son ami Chick, ingénieur pauvre comme Job, neveu d'un oncle travaillant pourtant au ministère, qui vit moins bien que ses ouvriers, mieux payés que lui. Colin lui, est servi par un cuisinier hors pair, Nicolas, qui en hors d’œuvre a mitonné une anguille en croûte, et s'est servi d'un four futuriste pour cuire une dinde « parfaitement calibrée ». L'anguille était sortie directement du tuyau d'eau courante de la salle de bains, appâtée par le dentifrice américain à l'ananas de Nicolas. Il l'avait piégée avec un ananas entier et découpé. Après avoir caressé les souris élevées par Nicolas dans la cuisine, Colin invite Chick à boire un apéritif concocté par son pianocktail. C'est un piano modifié par ses soins, qui permet de créer mécaniquement des cocktails savoureux. A chaque note correspond un alcool ou un ingrédient. Chick joue Loveless Love, ce qui permet aux deux jeunes gens de trinquer avant le repas. Chick raconte alors à son ami sa rencontre avec Alise, jeune fille dont il est amoureux et qui partage toutes ses passions, y compris celle du philosophe Jean-Sol Partre. Colin promet à son ami de le rejoindre avec sa fiancée, le lendemain matin, à la patinoire.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Boris Vian a écrit L'écume des jours en trois mois de 1946, avec l'objectif d'en faire le lauréat d'un prix, le prix de la Pléiade, décerné par la NRF, qui reviendra pourtant à Jean Grosjean pour son roman Terre du temps. L'écume des jours, pas apprécié à sa sortie, ne sera reconnu à sa juste valeur que plus tard. Le roman possède une musique incroyable, rythmée en diable. Chaque phrase se déguste des yeux et des oreilles. C'est techniquement un chef d’œuvre de musicalité, un poème immense jailli du cerveau de cet infatigable travailleur et excellent musicien de jazz qu'était Boris Vian. Le jazz y est d'ailleurs omniprésent, dès les premières pages, avec les références à Black and Tan Fantasy de Duke Ellington et Loveless Love de Billie Holiday. Le fond est tout aussi exceptionnel. Objet protéiforme, c'est clairement un roman bâti avec les codes du conte : les choses et les animaux sont animés et la souris grise est un personnage aussi important que Chick ou Isis ; le monde est extraordinaire : souvent absurde, les codes sociaux sont chamboulés : les ouvriers sont riches et Chick, pourtant ingénieur, très pauvre. Surtout, chaque minute est enchantée comme un poème. Colin, le héros, vide sa baignoire en perçant un trou au fond ; il a confectionné un pianocktail, piano qui confectionne des cocktails d'après les morceaux que l'on joue ; et la femme qu'il aime souffre de la croissance d'un nénuphar dans son poumon droit. Roman d'amour, conte philosophique, satire sociale, long poème, L'Ecume est tout cela. Casse-gueule à l'adaptation. C'est peut-être pour cette raison que les frères Brizzi se sont contentés de l'illustrer. Et comment ! Cet album grand format (24x34) permet aux jumeaux de démontrer l'étendue de leur talent, entre crayonnés sur fond blanc en demi-page et magnifiques compositions sur deux pages, comme celle de Chloé et Colin allongés dans l'herbe sèche des pages 42-43. Leur travail enchante les pages qui sont pourtant déjà profondément magiques, dans la filiation directe d'un Gustave Doré (rien que ça). L'atmosphère est en effet parfaitement saisie et matérialisée, les dessins enveloppent le lecteur et le maintiennent dans l'ambiance de cette comédie loufoque qui vire peu à peu en terrible tragédie. Après avoir mis en images la vie romancée de Céline (La cavale du docteur Destouches) et adapté un roman de Vian, déjà (L'automne à Pékin), Paul et Gaëtan Brizzi prouvent une nouvelle fois leur sensibilité littéraire particulière. Essentiel.