L'histoire :
Ce soir-là, Paul, un jeune avocat séduisant, athlétique et distingué, s’installe au comptoir du Osgood’s bar. Il commence à lire le journal en fumant sa clope, lorsqu’il une femme lui adresse la parole. Sa laideur est elle que la première sensation qui vient à Paul, est qu’il s’adresse à un phacochère femelle. Un nez long et bosselé, des petits yeux, une bouche trop grande avec des dents en avant, une coiffure ringarde, des grosses fesses, des bourrelets partout, une poitrine en gants de toilette… c’est un véritable catalogue. Pourtant, celle qui se présente comme Sarah Cole, mère de famille divorcée, employée dans une imprimerie, est plutôt sympa. Tous deux sympathisent et on peut même dire que Paul est troublé, essentiellement par la facilité avec laquelle le lien s’établit. Ils discutent un bon moment, partagent leurs vies et les autres clients s’étonnent et commentent en douce cette « alliance de la carpe et du lapin ». Ils se séparent bons amis. Quelques jours (semaines ?) plus tard, ils se retrouvent exactement dans les mêmes conditions : à partager leurs vies avec un ostensible plaisir partagé sur ce même coin de zinc de chez Osggod’s. En sortant du bar, Paul doit cette fois consoler Sarah en larmes : la portière de sa voiture s’est faite enfoncée sur le parking et elle ne sait pas comment elle va subvenir aux frais de la réparation. Ces deux êtres passent les semaines suivantes à se rapprocher et partager de nombreux moments ensemble, jusqu’à ce que Paul l’invite un soir à monter chez lui…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Dans son style indépendant et intimiste, qui est progressivement en train d’établir sa griffe personnelle, Gregory Mardon adapte aujourd’hui une nouvelle du monstre de la littérature américaine Russell Banks (déjà adapté au cinéma par Atom Egoyan, avec De beaux lendemains, un grand prix à Cannes à la clé). Le propos central peut paraître a priori éculé : il s’agit d’une simple histoire d’amour (ou presque ?) ; certes, mais entre deux êtres franchement disparates ! Lui, a tous les atouts : il est beau, jeune, riche, il a une situation professionnelle prestigieuse, un parcours de vie maîtrisé. Elle, cumule toutes les tares : c’est un laideron, cas social, bavarde, plus toute jeune et un boulot de merde. Or, évidemment, ces deux êtres antinomiques se trouvent et « s’unissent ». Quelle est la part d’amour, de perversité dans cette relation ? On n’en dira guère plus pour maintenir le suspens, probant jusqu’à son terme. Ménageant des phases dialoguées et des séquences muettes, où les dessins en noir et blanc parlent d’eux-mêmes, Mardon ne donne aucune leçon et ne prend jamais partie. Il n’y a guère plus de morale que celle de la réalité, dans ce qu’elle a de plus implacable. Le rythme de la mise en scène est au diapason du récit, et le dessin simple et efficace. Anecdotiquement, Mardon réitère l’astuce de la tête animale pour définir immédiatement un caractère humain, comme il l’avait déjà fait dans Leçon de choses (ce qui n’est pas non plus sans rappeler le zoomorphisme de Blacksad). Bref, l’auteur réussit brillamment son adaptation, encensé par Banks himself, qui signe la préface. L’américain y avoue avoir été doublement inspiré, d’une part par une pathétique et réelle anecdote personnelle (le laideron dans un bar et le désespoir devant sa voiture cabossée), d’autre part par une sorte de parabole inversée et contemporaine de la princesse qui embrasse le crapaud. Un one-shot brillant et éloquent sur le genre humain…