L'histoire :
Dans cette ville vénitienne futuriste, dépeuplée et perturbée par des phénomènes étranges, deux énergumènes devisent depuis leur Balcon. En général, Dideret entame une remarque superficielle et bas du front ; aussitôt son voisin d'Alembot réagit, décortique et analyse par un biais pédagogique tout ce que la question lui inspire sur le plan scientifique. Pour commencer, comme souvent dans tout début de discussion, ils parlent de la météo. Car l'on dit que le phénomène El Niño est en approche et ne devrait plus tarder. Et pour envisager au plus juste son ampleur, les deux du balcons en viennent à tirer des déductions de leurs observations. Notamment ce rhinocéros rose qui traverse la ville en furie, défonçant les devantures des villas, leur donne l'occasion de renouer avec la querelles des modernistes (à partir de la géophysique et des signes précurseurs) et des anciens (la grenouille qui monte à l'échelle)...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Deux types qui devisent sur ce qu'ils voient du monde depuis leur balcon, ça rappellera aux téléphages les petits vieux du Muppet show et aux philosophes le mythe de la caverne. Dans cet ouvrage de Masse (ce n'est pas une expression : Francis Masse, c'est le nom de l'auteur), c'est un peu un mélange de ces deux concept. Sauf que le cœur de lorgnette est ici éminemment scientifique. Diderert et d'Alembot – en hommage amusé aux encyclopédistes Diderot et d'Alembert – devisent sur les théories scientifiques les plus complexes, discours absurdes et expériences de vulgarisation à l'appui. Ils osent ainsi causer et vulgariser à l'intention du quidam, de la supra-conductivité, de la tectonique des plaques, de l'effet papillon, de la physique quantique ou de la néoténie (savez pas ce que c'est ? Regardez dans le dico !). Chaque « matière » est l'objet d'une historiette d'environ 5 pages, mises en scène à partir du même balcon donnant sur la même vue urbaine étrange. Chacun des 10 chapitres que compose l'ouvrage renvoie en signature à de réels travaux ou conjectures scientifiques. Le duo de héros fonctionne comme au cirque : l'un Gugusse sert de faire-valoir et de contradicteur à l'exégèse prolixe du second, qui ordonne le débat tel un clown blanc. Les jeux de mots et traits d'humour finaud que le premier parvient à glisser entre deux tirades didactiques du second, apportent la bonne humeur nécessaire à la lecture. D'ailleurs, le réalisateur Terry Gilliam, celui du film Brazil mais aussi l'étendard de l'absurde avec les Monty Python, encense volontiers l'auteur. La démarche de Masse est une manière subtile de prodiguer « un gai savoir » sur les sciences, qui n'est toutefois pas à la portée de tous. En effet, pour appréhender l'une ou l'autre de ces réflexions et états des lieux, mieux vaut être scientifique dans l'âme et/ou avoir des notions sur les concepts abordés. Selon le sujet, certaines explications vous échapperont sans doute. Nombre sont les lecteurs qui refermeront l'ouvrage en raison de son visuel et de sa dialectique déstabilisants. Car le graphisme de Masse peut aussi rebuter. Sa technique à base de collage, tramage et grattage, pourtant besognée, n'est pas non plus ce qu'il y a de plus avenant. Ses bonshommes affichent une caricature sans cesse réitérée ; quant aux décors urbains grandiloquents et leurs éléments intrusifs, ils sont ciselés, comme recomposés à partir de lithographies de Venise recrachées par le prisme de l'anticipation. Notons tout de même que Les deux du balcon furent initialement publiés en 1985. Incroyable : en 25 ans de « progrès », les questions scientifiques n'ont pas défraichi ! La présente réédition vient en écho à la sortie d'un second bouquin de Masse, adoptant à un battement d'aile de papillon près la même démarche : (vue d'artiste).