L'histoire :
Une bouteille de vodka sur la table, une clope qui se consume dans un cendrier, Tazane compose dans sa loge, sa guitare à la main. Il est la rock-star du moment, sur le point d’entrer sur scène, devant un public nombreux et fiévreux. Philippe, son manager, vient le chercher, il est en retard. On lui demande d’éviter de refaire un scandale. Tazane est sûr de lui, de son talent, de son charisme sur la foule. Il déglutit une grosse gorgée de vodka et entre sur scène. Plus tard, en conférence de presse, il prévient d’emblée les journalistes : une seule question trop personnelle, et il se barre. Ça ne manquera pas d’arriver et Tazane quittera la salle en claquant la porte, sous un crépitement de flashs. Tazane se noie dans l’alcool. Tazane se poudre le nez. Tazane se fait sucer par des fans dans la penderie des coulisses. La rock-star a parfaitement conscience qu’il est de moins en moins en phase avec la société, de moins en moins lui-même. Mais c’est ainsi, il sent qu’il doit toujours pousser plus loin la transgression. Il n’en a rien à fiche de son image publique et s’emploie à la dégrader consciencieusement. Et même si cela n’est pas réellement son objectif, chacune de ses provocations génère systématiquement un buzz incroyable et accroît encore son succès…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Julie Maroh a indirectement beaucoup fait parler d’elle, à partir du moment où son premier album, Le bleu est une couleur chaude s’est vu attribué la palme d’or du meilleur film au festival de Cannes 2013, sous l’adaptation ciné d’Abdellatif Kechich, La vie d’Adèle. Elle revient aujourd’hui avec un autre roman graphique, à forte pagination, dans un registre beaucoup moins intime : une réflexion sur l’idole, le sacré et le sens moral, réellement intéressante et tout aussi percutante. En effet, Skandalon met idéalement en lumière la spirale infernale et transgressive que vivent certaines stars en proie à un succès démesuré et irrationnel. Et réciproquement, il évoque la désignation par la « foule » du bouc émissaire, de celui qui déprave la société par ses exaltations sulfureux et/ou hors-norme. Ici, le « héros » Tazane (un anagramme torturé de Satan), pourvu d’un profil grec, enchaîne scandale sur scandale. Il fonce délibérément droit dans le mur et génère le rejet de la norme bien-pensante… et des lecteurs. Car il n’a aucune excuse, aucun objectif même, mais il est intimement attiré par la provocation, par sa propre chute « morale » infernale. Cet anti-héros est parfaitement conscient de sa trajectoire : « Le démon qui m’habite est le même qui circule dans le sang de chacun, voilà pourquoi tout le monde se reconnait en moi et ma musique. La différence, c’est que moi je cède à mes passions ». Tout à la peinture, le dessin dynamique de Maroh est en parfaite adéquation avec le propos. Il se montre tour à tour incroyablement pêchu (les concerts ou les phases de violence), sombre (les phases dépressives), onirique (les mauvais trips) et néanmoins toujours très coloré et vivant. Dans tous les cas lui aussi hors norme et flamboyant. « Skandalon », en grec, signifie « pierre qui fait trébucher ». L’inspiration de Maroh est donc teintée d’étymologie, mais avant tout de sociologie (« La société n’interdit que ce qu’elle suscite », Claude Levi-Strauss). L’auteur poursuit d’ailleurs le débat sur le sujet dans quelques réflexions de haute volée au sein d’un cahier final documenté, qui ravira les amateurs. La complexité du propos, que Maroh a la sublime capacité de rythmer au fil d’une narration sans concession, en fait juste un ouvrage à réserver à un public averti…