L'histoire :
Rien que des chutes d'étoiles autour de nous. Reflets et silence.
Mais le chant au dessus de la poussière
Nous surpassera
Ingeborg Bachmann, Chants en fuite, 1956.
Quel fut le premier son, encore dans le ventre de ma mère ? Le fracas d'une porcelaine brisée par une de mes sœurs ? Le friselis des fleurs au cœur de l'automne ? L'éclair opalin d'une note de piano ? Ou bien la rumeur étouffée de ses sanglots ? Je ne crois pas qu'elle ait été heureuse. Elle avait confié ses pensées et la plupart de ses tourments à son piano. Le monstre les avait gobés en les gardant jalousement dans son ventre noir et lustré. Mais lorsqu'elle s'asseyait devant lui, elle effleurait les touches d'ivoire, il laissait s'échapper de fragiles et mélancoliques échos des secrets qui macéraient en lui. Mes sœurs, mes frères et moi, écoutions alors la musique parler de ce que l'on ne dit pas. J'ai souvent pensé à la mélancolie comme à une sève noire et toxique qui rongeait et empoisonnait chacun des rameaux de notre arbre généalogique. Bien sûr, certains bourgeons s'épanouissaient malgré cette bile vénéneuse. Peut-être même avaient-ils trouvé moyen de se nourrir ? Mais d'autres feuilles se flétrissaient et tombaient à terre bien avant leur temps.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Concerto pour main gauche est un livre en Noir et Blanc, qui contient plus de noirceur que de lumière. C'est ce qui se dégage de la personnalité qu'il consacre, un pianiste dont la figure renvoie à celle de Paul Wittgenstein. Yann Damezin s'inspire de son histoire. Il ancre le musicien dans une famille bourgeoise, extrêmement conservatrice et marquée par le deuil. Une famille dans laquelle la musique que jouaient ensemble les parents remplaçait les mots qu'ils ne savaient pas se dire. En quelques pages, l'auteur nous plonge dans l’intimité et la psyché de cet artiste mutilé à la guerre, amputé à partir du coude droit. Son statut d'officier lui permit d'échapper aux corvées et il décida de continuer à jouer, avec sa seule main gauche. Se produisant après-guerre, devenant un interprète connu, il commanda diverses pièces dont le concerto pour main gauche que composa Maurice Ravel. Une scène fait d'ailleurs référence aux brouilles qui ont éclaté entre le compositeur et le pianiste manchot, qui s'octroyait quelques libertés interprétatives. Le dessin de Yann Damezin utilise des symboles pour porter les notes qui s'échappent de pianos vivants. Les formes douces et rondes côtoient celles géométriques et il se dégage une poésie Picassienne de ses illustrations. Si bien qu'à l'instar de sa couverture, Concerto pour main gauche contient des passages hypnotiques, pour ne pas dire psychédéliques, qui nous racontent les méandres de l'âme et la noirceur d'un artiste meurtri. Un mélodrame pour mélomanes, un récit beau mais exigeant, tant il évoque les maux de l'âme.