L'histoire :
« Nous étions partis six cent cinquante, nous revenions trois » : ces mots cinglants des dernières pages de La Trève évoquent la nuit du 18 octobre 1945, durant laquelle le train Vérone-Turin ramène chez eux les trois survivants turinois du camp d’Auschwitz. Parmi eux, un jeune homme de 26 ans, « enflé, barbu, les vêtements déchirés », sera plus tard l’auteur de ces lignes. De son inconditionnelle nécessité à parler, raconter son expérience de l’horreur, faire sortir le poison qui coule dans ses veines, émerge alors chez Primo Lévi les prémices d’une identité d’écrivain. Sa formation de chimiste lui permet de se faire embaucher à l’usine de peinture Duco Montecani, période pendant laquelle il passe ses pauses, ses nuits, à écrire de manière effrénée les pages de Si c’est un homme. Précieuse parole de ce qui a cherché à être tu, le livre a pourtant du mal à se faire éditer, et à se faire lire. Trop tôt. Mais l’écriture est née.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Après le Journal d’un adieu dédié à son père, Pietro Scarnera poursuit son travail dédié à la souffrance, la Mémoire, la trace, ce qui nous lie à nos ancêtres, en consacrant ce deuxième ouvrage à Primo Lévi. Le projet est clairement défini : faire un « portrait sentimental » de l’auteur italien, soit une biographie, du point de vue d’un de ses lecteurs, « car il y a quelque chose dans les mots de Lévi qui [le] concerne directement… Quelque chose qu’il a légué aux générations futures. [A ceux qui l’ont] connu seulement par ses livres. » Ainsi, le journaliste enquête, sous le filtre de ses propres émotions, ses propres interprétations, sur l’écrivain, l’homme public, l’homme de lettres, délaissant toute approche de sa sphère privée. Tout en racontant son propre livre en train de se faire, Scarnera (re)trace le parcours, du retour à Turin à sa mort, de la « persona » de Lévi – cette identité se construisant au coeur de ses mots, la seule à laquelle, nous, lecteurs, avons accès – qu’il nourrit cependant de faits « réels ». L’image de couverture n’en est d’ailleurs que l’annonce : l’auteur tient sur son visage un masque de hibou, l’animal auquel il s’identifiait, oiseau de nuit, aux aigrettes et grands yeux si distinctifs. Le récit s’approche ainsi, avant tout, d’une compilation ordonnée, commentée, des phrases, du verbe de Lévi, tandis que les dessins en bichromie tiennent l’homme à distance. Sans expressivité, consacrées pour bonne part aux lieux de Turin traversés par Scarnera sur les pas de Lévi, les images laissent place aux voix, ou les accompagnent, sous forme de métaphores ou d’illustrations. Car ce que l’on pénètre probablement le plus intensément, c’est bien l’œuvre de l’auteur juif, ainsi que sa mémoire. Ne serait-elle pas d’ailleurs la protagoniste de cette bande dessinée à la couverture blanche, dont le format poche évoque de manière évidente celui d’un roman… ? Au cours de notre lecture, nous en croisons en effet le contenu, fragmenté, dispersé, mis en contexte, mais également les couvertures des éditions originales, reproduites à l’identique, et emplissant certaines pages. Aux côtés de Lévi et ses « trois natures », « témoin », « chimiste », puis « écrivain », c’est de la vie de son écriture qu’il s’agit, de sa naissance à sa maturité, et jusqu’à ses traces laissées. Devenue personnage, on en découvre ainsi la dynamique, les circulations, les mouvements spiralaires, linéaires, les retours en arrière… A l’image de la molécule de carbone qui traverse l’espace et le temps, dont le prologue narre le trajet, ou d’une étoile tranquille, dont la lumière parcours les âges…