L'histoire :
New York, 26 juillet 1947. Dans le port, un immense paquebot est à quai. C’est l’heure de l’embarquement. Dans la foule, un homme élégant et svelte, à la chevelure entièrement blanche. Il parcourt le navire à la recherche de sa cabine, la 34. Quand il l’a trouvée, il pose sa valise, porte sa main à la vilaine cicatrice qu’il a au cou et s’écroule sur le lit, la tête entre les mains. Pendant ce temps, dans sa somptueuse chambre, une jeune fille semble trouver le temps long. Alors, quand le bruit d’un hydravion approche du navire, ça lui donne enfin une bonne raison de sortir de sa cage dorée. Elle en profite pour sortir sa chouette, Solange, de la sienne. Le bateau stoppe ses machines et tous les passagers se pressent pour voir qui arrive de manière si singulière. Au beau milieu de cette agitation, la jeune femme demande à la cantonade que quelqu’un lui explique ce qui se passe ici. « C’est Mirko Czentovic » lui répond-on. « Czento… qui ? » Décidément, la jeune fille semble vivre dans une bulle ; c’est le champion du monde d’échecs bien sûr ! Et le paquebot est en émoi devant ce personnage suffisant, ce qui agace la fille du capitaine. Alors quand il faut lui céder sa chambre, parce que la seule de libre ne convient pas à monsieur, c’en est trop ! Au cours du dîner, elle lance un défi au maitre : si elle le bat aux échecs il devra lui rendre sa chambre. Si elle perd, elle acceptera de faire un tour dans son coucou.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Adapter Stefan Zweig (Vingt-quatre heures de la vie d’une femme…) en bande dessinée, c’est un pari moitié-risqué moitié-stratégique, tant son œuvre est mondialement connue. Thomas Huneau (Desert Park, Printemps Noir) se lance dans le projet, marqué par le Joueur d’échecs au cours de son adolescence. La couverture pose le décor, première et quatrième de couv’ présentent les trois personnages principaux encadrés de pièces d’échecs et de nuages sombres sur horizon rouge. Seuls personnages singuliers de cette croisière, ils vont fournir du grain à moudre à l’assemblée bourgeoise qui peuple le paquebot. Ce récit, qui entraîne le lecteur dans les passés respectifs de Czentovic et de Monsieur B., donnera les clefs permettant de comprendre la folie qui couve en chacun d’eux. Le trait doux, nappé de couleurs mates, porte une certaine élégance, de mise sur un navire de la sorte. Les codes sont ceux de l’époque du roman, rétros à souhait. Monsieur B. souvent représenté sans bouche et Czentovic avec son air de Blotch (Blutch) créent l’ambiance, complètement zweigienne, c’est réussi. Huneau parvient à transformer une faiblesse en atout quand, avec les visages, il contourne la difficulté avec un surréalisme qui éclaire les expressions des personnages. Le travail sur les couleurs est appliqué, avec des tons sobres et en même temps très originaux qui ravivent l’ambiance très proche du roman. La portée philosophique du récit atteint notre époque, où le monde est toujours composé de la même manière, les puissants nantis, les « parvenus » qui n’appartiendront jamais à ces derniers, et les sacrifiés, l’immense majorité. Dans cette majorité, il y a toujours des victimes de génocides malgré les années qui passent. Et il est bon de rappeler que cela dure depuis des siècles. Cette brillante adaptation du dernier chef-d’œuvre de Zweig y participe de tous sa force.