L'histoire :
Doutor Pereira est un bon catholique, journaliste du Lisboa au service culturel. Dans le bus, il tombe sur un article de Francesco Monteiro Rossi, un brillant étudiant en philosophie. Alors qu'il rentre chez lui, il voit plusieurs policiers frapper un homme et l'arrêter. De retour chez lui, il appelle ce fameux Rossi. Très vite, Pereira est surpris du ton outrecuidant de ce jeune écrivain. Finalement, ils décident de se rencontrer lors d'un concert mené par Rossi. Le soir, Pereira se rend à la célébration. Cette manifestation est un bal de la jeunesse salazariste. Les deux hommes se parlent autour d'un verre. Là encore, Rossi choque Pereira quand il lui dit qu'il avait triché pour rédiger son mémoire sur la mort. Pereira lui propose malgré tout de travailler pour le journal et de faire une rubrique bien spéciale : la nécrologie d'écrivains encore vivants, histoire de préparer l'avenir. En effet, en général, quand un auteur meurt, le journal est pris de court et n'a pas le temps d'écrire un article digne de ce nom. Rossi accepte car il a besoin d'argent. Il demande même une avance pour rédiger son premier article...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Le nouvel album de Pierre-Henry Gomont est une adaptation du roman éponyme d’Antonio Tabucchi. Grand succès critique à sa sortie en Italie en 1994, le roman traite d’un homme obèse et veuf qui vit modestement sous l’ère du dictateur portugais Antonio de Oliveira Salazar. L’album suit fidèlement l’histoire et peint tout en délicatesse l’histoire d’un homme sans envergure pris dans le souffle révolutionnaire de l’opposition au régime. On suit avec passion cet homme à la vie si triste et si insipide, devenu totalement vide de sens sans l’existence de sa femme. Gomont alterne savamment moments de tension et d’actions, et moments de pause et de méditation. L’introspection de ce personnage érudit et passionné de littérature française est superbe de finesse et de justesse. Rarement une bande dessinée aura traité aussi bien les circonvolutions de l’âme, la solitude et la détresse d’un homme blessé. Il faut dire que le dessin renforce cette incroyable plongée dans la psyché humaine, avec des trouvailles graphiques remarquables : prisonnier de sa solitude, Doutor parle régulièrement à un portrait de sa femme, se parle souvent tout seul ou est régulièrement assailli par plusieurs de ses autres « personnalités ». Les couleurs changent et se font tantôt pleines de fureur et de violence, tantôt froides et mortes. La puissance du texte, emprunté à Antonio Tabucchi, donne lieu à des moments forts, comme les discussions psychanalytiques avec le médecin personnel de Pereira. Le parcours individuel de Pereira est aussi une formidable métaphore d’un parti politique qui se meurt : comme ce pauvre journaliste manipulé par son directeur et aveuglé par ses propres problèmes, la plupart des citoyens portugais ferment les yeux ou se refusent de vivre normalement sous le poids du nouveau régime. Pereira revit quand il rencontre Rossi, ce jeune homme plein de fougue et de folie. Pereira s’est souvent trompé en prétendant mener une existence paisible : à l’image de son parti qui pratique le mensonge et le secret, il n’a fait que se mentir à lui-même. Il doit désormais se redresser pour vivre libre. Ce formidable parallélisme entre vie personnelle et vie politique est aussi l’occasion de montrer le régime fasciste de Salazar peu avant la seconde guerre mondiale. Les dessins des violences de la police ou les hauts murs de Lisbonne qui sont autant de prisons pour le peuple sont pleins de force symbolique. En suivant l’aventure personnelle de Pereira, on assiste à une formidable montée de la lutte et de la révolte contre l’iniquité, la violence et l’obscurantisme. Ce parcours fictif est sublime d’intelligence et constitue un vibrant hommage à toutes les victimes de la répression des dictatures, ceux qui ont osé résister… ceux qui ne prétendent pas, mais ceux qui vivent libres !