L'histoire :
Une voiture est dans la pénombre. Les phares sont allumés. Tout à coup, elle s’embrase. À l’intérieur, il y a quelqu’un accroché au volant. Et puis, il y a un livre : Ce que nous avons perdu dans le feu. Une jeune femme raconte son histoire : « Ma famille pense que je suis cinglée. J’ai choisi de vivre à Constitución, dans la maison de mes grands-parents paternels. J’ai toujours adoré cette maison et j’ai souffert quand elle a été louée. Un cabinet d’avocats d’abord, puis un magazine de voyage. On leur a tout volé, jusqu’au micro-ondes. Constitución, c’est le quartier autour de la gare où arrivent les trains du Sud. Autrefois habité par l’aristocratie de Buenos Aires, il est aujourd’hui en déclin. Certains hôtels particuliers sont reconvertis en maisons de retraite, d’autres sont en ruines. Il y a plus d’un siècle, les familles riches ont fui vers le Nord après une épidémie de fièvre jaune. Des gens comme mon grand-père ont pu racheter ces maisons avec leurs gargouilles et heurtoirs en bronze. Si on sait comment s’y déplacer, le quartier n’est pas trop dangereux. J’évite la Plaza Garay, les bagarres entre narcotrafiquants, les toxicos qui s’énervent pour rien, les travestis bourrés. Je sais que sur l’avenue éclairée, je risque plus d’être attaquée que dans la pénombre de la rue Solís. La première fois que je me suis faite agresser sur l’avenue, j’ai porté plainte. Puis j’ai compris que c’était inutile. Le secret, c’est de ne pas avoir peur. Se faire des amis. Dire bonjour aux voisins, même s’ils sont délinquants. Surtout s’ils sont délinquants. Devant chez moi, une jeune mère et son fils vivent dans la rue. Elle est enceinte. On ne sait jamais avec les toxicomanes. Le petit doit avoir cinq ans. Il ne va pas à l’école. Je le croise tout le temps dans le métro. »
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Dès les premières pages, Ce que nous avons perdu dans le feu s'annonce comme une plongée fiévreuse dans une ville en perpétuelle combustion. Une ville qui brûle d'elle-même et qui attend la moindre étincelle pour s'embraser. L’adaptation en bande dessinée du recueil de Mariana Enriquez aux mots brûlants, par Lucas Nine, s’impose comme une évidence tant son trait nerveux et éthéré épouse la fièvre du récit. Son style, à mi-chemin entre aquarelle et gravure, son encrage vif et écorché, insufflent, tour à tour, une atmosphère fantomatique, où les visages s’effacent, où la menace est tapie dans l'ombre. L’artiste argentin, habitué aux reconstitutions du Paris du début du XXème siècle, s’empare ici d’un polar social et urbain, où les ombres des grands hôtels décatis côtoient les flammes des voitures incendiées. Graphiquement, l’album est une expérience à part, jouant sur des effets de matières et de textures qui accentuent la sensation d’irréel. Un récit brûlant, où la ville devient un personnage à part entière, en perpétuelle combustion.Ce que nous avons perdu dans le feu est un album hypnotique, où chaque planche semble sur le point de s'effondrer, où chaque case tremble sous l'intensité du propos et du dessin. C'est un récit qui nous happe et nous laisse sonnés, fascinés par cette ville en perdition qui continue, envers et contre tout, à brûler.
