L'histoire :
Il y a déjà eu des livres d’entretiens (avec Numa Sadoul, passionnants), une pseudo-autobiographie rapide et faible, quelques dossiers ici ou là. Cette biographie vient néanmoins combler un manque, un besoin d’établir un point complet, 12 ans après le décès de l’artiste (1938-2012). L’auteur se penche en détail sur le parcours de l’artiste, via des recherches poussées, d’abord sur les années d’enfance et d’adolescence, à la situation familiale perturbée. Enfant, il dessine déjà, bien sûr, et un peu plus tard, son apprentissage du dessin ne sera pas académique, mais partiel et plutôt chaotique ! Aux Arts Appliqués, il rencontre Mézières, qui deviendra l’un des pères de Valerian et un ami de toujours. Par soif d’autre chose, vers 17 ans, il part pour le Mexique, une première ouverture d’esprit au bilan pourtant mitigé. De retour en France, il est embauché chez Fleurus, l’éditeur chrétien de Cœurs vaillants et d’Ames vaillantes : ses premières armes réellement marquantes et formatrices, notamment pour le western qu’il apprécie déjà. Mais il apprend à tout dessiner, jusqu’à rencontrer le grand Jijé qui le forme en co-signant avec lui un Jerry Spring : La route de Coronado. L’entrée dans la BD professionnelle, portée par des grands éditeurs, se fait pour lui à Pilote car Charlier lance un nouvelle série de western : Blueberry. 1963-1964, c‘est le début de cette grande saga à succès, la création d’une référence du genre rarement égalée. Tout ce parcours brillant est éclairé et nuancé par les témoignages de sa première épouse, Claudine, de nombreux collègues (Rossi, Druillet, Pellerin…), des éditeurs, des collaborateurs, proches, y compris ses enfants des deux mariages. Parmi d’autres, Mézières a laissé accès aux lettres que Giraud lui a adressées pendant sa jeunesse, mine d’information pour la biographie. Au milieu de la décennie 1970, on assiste à la mue de l’artiste, l’émergence de « Moebius », son double rêveur, fantasmatique, décalé, en roue libre, non conventionnel, et toujours surprenant (ça le reposait de Blueberry !). Les années 1980 sont intéressantes, pour les rebondissements et brusques embardées. Car l’artiste touche à tout : des séries aussi différentes que Blueberry et L’incal, films et publicités se bousculent, ainsi que les sérigraphies et tirages spéciaux. Il commence une carrière américaine, intègre puis quitte une communauté avec sa famille, déménage beaucoup, et entame une nouvelle relation conjugale (avec Isabelle). On ne résumera pas toutes ses étapes de vie, tant elles sont riches et variées : cinéma (avec Ridley Scott, Jodorowsky pour le projet Dune, Luc Besson…), publicité, puis peinture, expositions. Ce foisonnement, apparemment sans ordre ou priorité, provient du fait que l’artiste ne contrôlait rien ou presque, car il n’était pas calculateur ni carriériste, il vivait seulement pour l’art graphique, faisant confiance en son instinct et aux rencontres, aux évènements jamais faits de hasard. Son travail était rythmé par les souhaits, les commandes des autres, sauf pour ses créations personnelles, beaucoup plus désordonnées et libres. Sa recherche était aussi psychologique et quasi spirituelle, et bien de ses créations signées Moebius (et quelques rares Giraud) ont une touche plus ou moins mystique. Mais l’auteur ne masque pas les défauts, les erreurs, les doutes du personnage (l’artiste mais aussi l’homme), comme ceux rapportés par collègues ou proches, souvent affectueusement.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Un tel artiste, aussi marquant pour la BD avec Blueberry signé Giraud, L’incal, Arzach, le Monde d’Edena signés Moebius, méritait naturellement sa biographie complète. Et celle-ci, la première, est suffisamment détaillée, avec des informations croisées et recoupées, enrichies de témoignages directs, pour attirer l’amateur de BD comme le fan du maître qui veut aller plus loin. Les entretiens menés avec de nombreuses personnes donnent des bases solides à un puzzle qui peut être reconstitué, de l’intérieur. Le livre fourmille d’anecdotes, d’informations très utiles pour comprendre le parcours hors normes, chaotique d’un artiste d’exception. Les chapitres sont nombreux, assez courts, mais denses pour bien rendre chaque étape de la vie, de la carrière. Chaque fait, épisode, a été vérifié, recoupé, par les recherches sur archives et documents, et l’aide des travaux et renseignements de professionnels et correspondants (la liste finale est impressionnante), bons connaisseurs de la BD et de l’univers de Giraud-Moebius. Cela en fait un travail fiable, documenté, ne laissant rien au hasard ou dans l’ombre, sauf information… inaccessible. Sauf s’il est spécialiste, le lecteur découvrira souvent avec surprise des aspects inconnus, surprenants de l’artiste en perpétuelle recherche… de lui-même et d’une invention créative, d’un renouvellement constant. Les échecs partiels mais révélateurs, les réussites, cependant pas toujours complètes, sont exposées d’une façon vivante, passionnées mais objectives. Ce voyage au long cours (près de 600 pages, avec un cahier final de photos familiales, personnelles et de proches) nous permet une plongée fascinante dans l’univers d’un artiste majeur du XXème siècle. Il y a en a eu peu de ce niveau, tant par l’apport de son graphisme qui a changé et enrichi la BD, que par son influence sur d’autres dessinateurs. Un livre passionnant, foisonnant, très bien écrit : une référence !
