L'histoire :
Imaginez un piano à queue suspendu en permanence au-dessus de votre tête quand vous vous promenez dans la rue. Il se balance en équilibre instable, prêt à vous écraser de tout son poids à la moindre faiblesse. Ce piano mal contrôlé, ce pourrait être une voiture lancée à toute allure. Une masse de bois et d'acier écrasante, dans un combat perdu d'avance. Une voiture, c'est un morceau de métal compact et solide, des centaines de fois plus lourd qu'un corps humain. Des cercueils en puissance par leur immense potentiel destructeur dès lors qu'il en est fait mauvais usage. Plus simple et moins risqué qu'un meurtre par arme à feu, poison ou poignard, plus fourbe qu'un incendie, il suffit de se mettre au volant d'un bolide et de rouler sur un piéton. Simplement. Car tuer quelqu'un en conduisant, ce n'est pas un meurtre ni même un homicide par imprudence. "C'est pas de chance", juste "un dommage collatéral, un effet secondaire de cent ans de progrès ininterrompu". Marsha Phoenix, la sœur de l'auteur, a été tuée par un chauffard à l'âge de onze ans. Matthew Mackie a renversé Brenda Kerry sur son vélo. Condamné à une amende de 940 euros pour conduite imprudente...Norman Wells a été tué dans la même zone en 2005 par un chauffeur. Condamné à 600 euros d'amende et cinq ans de retrait de permis... Demain matin, au volant de votre container de luxe, serez-vous le prochain "jambon en boîte ?
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
L'auteur anglais Woodrow Phoenix signe là un pamphlet contre un symbole partagé de liberté, la voiture. Il y aborde différents sujets qui remettent en cause son image, son usage et sa fonction : exemples d'accidents mortels sans conséquences graves pour leurs auteurs mais terribles pour les victimes, hiérarchie entre la voiture toute puissante et des piétons vulnérables, folie ordinaire et seuil d' (in)compétence de conducteurs incontrôlables, rôle social et symbolique de la voiture, inadaptation des machines aux villes. Dès lors, faut-il en conclure que la voiture est un cercueil en puissance ? Phoenix disserte, analyse, explique, appuie son exposé d'exemples précis et d'idées argumentées tirés de ses recherches ou de son expérience personnelle. Moins que la voiture elle-même, c'est son usage et ses usagers qui sont objets ici de la diatribe. Phoenix démontre que les individus deviennent acteurs et objets de leur propre mort. Et loin de considérer uniquement la voiture comme un outil de liberté ou de domination sociale, Phoenix la considère comme une servitude volontaire dotée d'un potentiel destructeur sans fin. Taille et vitesse y deviennent alors l'incarnation d'une volonté de puissance et la voiture un instrument de notre aliénation collective. La route, elle, se mue en jungle féroce où la loi du plus fort est érigée en valeur suprême, la seule à même de réguler la sphère sauvage des intérêts individuels. Où les comportements des uns et des autres, en un déni des limites imposées par la réalité, sont guidés par une logique infantile et régressive du toujours plus vite, plus gros, plus fort... Formellement, Phoenix ne figure aucun véhicule ou individu. Juste des aplats noirs et des portions de routes cadrées sous un pont, sur un parking, face à un feu. Limitation, injonction, obligation... Les panneaux ne sont plus signes des choses mais symboles de mort. Le défilé confinant au chaos de pictogrammes, icônes esseulées qui plantent un décor sans âme et désincarné, théâtre morbide de passions vaines, réceptacle et miroir d'un non-lieu déserté par la conscience. A mesure que la valeur d'indication des panneaux disparaît, le potentiel destructeur de la voiture explose en creux, (le lecteur imagine facilement de violentes scènes d'accident) la calligraphie soignée n'étant plus que l'artefact d'une mort annoncée. Pures apparences, sans destination ni finalité puisqu'il n y a plus de véhicules pour les animer. Plus de volonté de signifier, mais l'indication ou la prophétie d'un drame. Simples vestiges d'une société affamée de liberté mais incapable d'être responsable. L'excès et la radicalité de l'ensemble fait sans doute perdre en efficacité au propos mais trahit en réalité l'envie chez l'auteur de dominer la douleur de la perte tout en voulant trouver une explication rationnelle à la mort de ses proches. Par l'analyse, la réflexion ou les statistiques. La BD étant une charge convaincante mais aussi la réponse personnelle à une injustice inacceptable, "une violence monstrueuse". Mieux qu'un banal code de la route, lisez Bande d'arrêt d'urgence pour mieux prendre conscience de ce qui se joue au volant. Etat des lieux percutant, examen critique sans concession, appel réfléchi à une conscience plus aiguë, le livre prend le temps de s'interroger pour mettre de la distance avec un progrès devenu banal mais aliénant. La sécurité routière ne pouvait rêver meilleure campagne, le tout sans montrer accident ou effusion de sang. En tout cas, difficile de sortir indemne après tant de vérités glaçantes. Désigné "Best Book" aux British Comic Awards 2012.