L'histoire :
Printemps 1970, Richfield, Ohio, non loin des villes de Cleveland et d’Akron. Dans un contexte de guerre du Vietnam qui s’intensifie, sous les ordres du président Nixon, et alors qu’une grève de camionneurs secoue la ville, encadrée fermement par la garde nationale, des évènements violents sont en passe de se dérouler sur le campus étudiant de Kent State, à 30 km de là. Déjà, la généralisation du conflit au Cambodge a mis le feu aux poudres sur d’autres campus, et des manifestations commencent à agiter celui-ci. Il faut dire que depuis 1968, 71% des étudiants s’expriment déjà contre la guerre. Cet immense campus créé en 1910 au milieu des prairies et collines, mais dont des dizaines de rajouts ont été bâtit à la va-vite depuis 1963, abrite une majorité de jeunes blancs d’origine prolétaires, et son lot d’artistes et de contestataires. Tandis que les membres du SDS (Students for a Democratic Society) ont tous été arrêtés quelques mois plus tôt, et leur association dissoute, les tensions s’exacerbent avec le principe de la conscription, qui voit des milliers de jeunes obligés d’interrompre leurs études pour aller sur le front. Parmi les étudiant du campus : Jeff Miller et Chris Butler, musicos dans un groupe de rock, fans du (Grateful) Dead, et leurs amis. Surveillés par les services du FbI, via des agents extrémistes et provocateurs en civil sur le terrain, puis parqués par la garde nationale, constituée en majorité de jeunes inexpérimentés, les terrains et abords de Ken State vont connaître une vague de manifestations. Elles sont relativement pacifiques, à part la destruction par le feu d’un vieux bâtiment, mais elles vont cependant être réprimées avec fermeté. Il faut dire que les autorités vont diffuser volontairement des rumeurs de violences et la chaine de commandement militaire va connaître de réels ratés. Jim Rhodes, commandant de la garde, va exercer une autorité totalement déplacée, attisant le feu, jusqu’au drame ultime, faisant quatre morts et une dizaine de blessés graves le 4 mai.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Derf Backderf, auteur promu depuis déjà 7 ans par les éditions Ça et là, est un artiste féru de culture alternative. Etudiant lui-même dans les années 70 – il a d’ailleurs évoqué cette période dans Mon ami Dahmer – il a vécu la scène rock et skate des années 70-80. Son désir de témoigner de cultures indépendantes et de milieux alternatifs est tout à fait significatif. Avec ce sujet particulièrement dramatique, il signe certainement son œuvre la plus sombre, bien que True Stories, son précédent ouvrage, ait déjà donné un aperçu sans fard de sa vision désenchantée de l’Amérique. S’aidant de document d’archives et de témoignages directs, auprès des familles endeuillées et d’amis, il parvient à retracer avec une grande justesse de ton les évènements de ces journées. Ceux-ci s’enchaînent de manière si violente et avec si peu de compréhension de la part des autorités éducatives, politiques et de sécurité, qu’on peut être surpris. Il faut cependant la replacer dans le contexte de cette époque des Etats-Unis : la présidence Nixon n’est pas connue pour avoir été la plus respectueuse des droits. Ce qui intrigue alors davantage est certainement le triste parallèle que l’on peut opposer entre ces évènements vieux de 50 ans et ceux qui secouent le pays ces dernières années, et plus particulièrement la venue de la garde nationale suite aux émeutes en lien avec la mort tragique de George Floyd le 7 mai 2020 à Minneapolis. Derf Backderf a cette faculté de sonder avec justesse l’âme humaine tout en faisant preuve d’une grande rigueur documentaire. Il réussit donc, à l’aide de son dessin plutôt agréable, même si typiquement issu de la culture fanzine, à délivrer un message sérieux, tout en nous rapprochant au plus près des préoccupations et sentiments des protagonistes, que ce soit les étudiants ou les gardes, meurtriers « malgré eux ». Tout est question ici de peur et de méconnaissance de l’autre, que certains bureaucrates conservateurs et populistes ont su utiliser pour diviser encore plus les générations en présence. Il faut savoir que tout n’a été que mensonge dans cette affaire, et qu’aucun tireur ni donneur d’ordre n’a été directement condamné, même plusieurs années après. La guerre du Vietnam est terminée depuis longtemps, mais si les étudiants ne se font plus tirer dessus par la garde nationale, les armes restent encore un des problèmes majeurs à régler dans ce pays. Kent State nous rappelle la dangerosité de ses dérives.