L'histoire :
Ici est séparée de Là par la mer. C’est une île parfaite, où tout est en ordre. Les habitations sont bien alignées, les arbres parfaitement coupés, rien ne dépasse ! Pourtant, « sous la surface des choses se cache quelque chose que nul ne connait. » C’est comme pour Dave, il est lisse… autant qu’une boule de billard, au propre comme au figuré, parfaitement imberbe et chauve, à l’exception d’un poil sous son nez et de quelques autres entre les sourcils. Son passe-temps favori : dessiner sa rue, qu’il trouve belle parce que… « complète ». À l’image d’Ici où tout est parfait, sa rue ne déroge pas, mais personne se souhaite vraiment y vivre. Elle est trop proche de la mer, cette immensité sombre et profonde, de l’autre côté de laquelle se trouve Là, que personne ne connait, mais qui représente le désordre et le mal. Pour maintenir les choses en place, les contrôler, Dave a ses crayons, son dîner, ses dessins de la rue, sans oublier Eternel Flame des Bangles, qu’il écoute encore, et encore, et encore… Ici-bas, tout le monde a besoin d’un truc, d’une habitude pour faire taire le tumulte. Quelque chose qui fasse barrière au désordre des rêves. Dave aime particulièrement le matin, c’est un soulagement de devoir partir au travail, là où l’on est très loin de Là, en plein centre d’Ici. Pour lui c’est la sécurité, le calme, le connu, l’ordre des nombres et des tableaux, la routine de la journée, tout ça lui permet d’éviter de penser à Là. Sa vie s’écoule normalement, la mieux ordonnée possible, jusqu’au jour où, au cours d’une présentation de résultats, sa barbe se met brusquement à pousser, très vite et en tous sens, créant aussitôt une panique chez ses collègues, qui en appellent à la sécurité pour le sortir du bâtiment. Cela n’étant que le début d’une suite d’évènements imprévus et chaotiques en totale opposition à Ici…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Vue le contexte politico-religieux actuel, La gigantesque barbe du mal est un titre qui interpelle forcément. Ce roman graphique sorti en Grande Bretagne en 2013 apparait aujourd’hui comme un message universel. À partir d’un sujet loufoque – un homme imberbe voit subitement sa barbe pousser, tellement abondamment qu’elle finit par devenir, sinon une menace, un inconvénient pour tous – Stephen Collins compose une œuvre toute en finesse, presque discrète, comme Dave son personnage central. Sous cet aspect anodin se cache en fait un message profond sur la différence et l’effet de masse, avec son lot de travers sociaux. La peur de l’inconnu concentrée en un seul point, mène souvent à la cruauté. Et seulement lorsque la menace s’éloigne, vient l’acceptation. Trop tard, bien sûr, mais qu’importe, l’humanité manie si bien hypocrisie et mémoire sélective ! Le crayonné de l’auteur tend vers le naïf et absorbe un peu de la noirceur ambiante, bien figurée par la barbe, comme lorsqu’elle est suspendue au-dessus de la ville. Délivrer un message de paix en s’appuyant sur un sujet d’apparence fantaisiste, c’est toujours une belle réussite. Les mots sont bien choisis, avec des jeux d’allitérations et d’assonances qui apportent du cachet à l’ensemble. Un exercice de style bien mené et chargé d’amour pour la cruelle infantilité des adultes qui font le monde. Fragiles, attachés à des liens de jeunesse, prisonniers d’une adolescence qui ne passe jamais vraiment. Rappelée sans cesse, avec Eternel Flame, le tube des Bangles qui accompagne Dave jusqu’à la fin. Une fin inspirée, à la manière du film District 9, qui laisse ouverts plusieurs champs de réflexion.