L'histoire :
1997, à Toronto. Abe Matchcard est un vieil homme qui habite seul, depuis bien des années, dans l'immeuble familial que son père avait acquis. Au rez-de chaussée, la vitrine de son ancien commerce, plié au début des années 80, est intacte : elle est encore remplie des articles jadis en vente... Abe avait pris la succession de son père, fondateur de la société Clyde Fans, qui fabriquait et vendait des ventilateurs. Mais le comble, c'est qu'il n'a pas vu le vent tourner quand les premiers climatiseurs à destination des particuliers ont commencé à être distribués. C'est bien là le paradoxe de sa vie de vendeur : fonder son succès sur le progrès technologique, l'aérodynamisme, l'optimisation des moteurs et la réduction de leur bruit, tout superviser, de la conception jusqu'au SAV... et ne pas vouloir faire face à l'évidence : les climatiseurs industriels vont finir par être adaptés pour pouvoir être proposés à tout-en-chacun... Et puis son frère Simon, qui n'était pas fait pour la vente, mais qu'il a poussé dans cette voie. Simon, qui souffrait d'un mal qu'aujourd'hui la médecine peut qualifier. Simon, qui revint auprès de sa mère quand elle tomba malade, commençant à donner les premiers signes de sénilité. C'est à tout cela que pense aujourd'hui Abe. Et à la persévérance, qualité indispensable à tout homme qui veut réussir. La vente, les chiffres, la pression. Au crépuscule de sa vie, il se demande si celle qu'on se construit n'est finalement pas une succession d'évènements insignifiants...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
20 années pour 500 pages. C'est l'équation un peu simpliste qui colle à ce roman graphique, car Seth n'a pas non plus fait que cela durant cette période. Mais enfin, ce projet, né du fait qu'il s'est retrouvé devant la vitrine de cette entreprise qui a vraiment existé, Clyde Fans, il ne pensait pas y consacrer guère plus de 5 ans ... Voilà la première singularité de cette œuvre, qui traite, à travers l'histoire d'une famille, avec un focus sur celle de deux frères, de ce qui fait une vie. Découpé en 5 chapitres qui renvoient à des temporalités différentes, le récit propose ainsi au lecteur une forme de puzzle dont les pièces millimétrées finissent par s'imbriquer impeccablement, mieux encore : harmonieusement. Intimiste et souvent exigeant, mis en image avec une esthétique rétro qui évoque une ligne claire américaine, ce pavé à la maquette sublime (coffret, couverture en dur découpée sur le titre et imprimée de façon à reproduire la façade de l'immeuble familial) nous parle des notions tellement relatives que sont la réussite et l'échec, de ce que la vie impose et des qualités requises pour trouver sa place, de la pensée et de son pendant, la solitude, du regard qu'on porte sur son passé.. Qu'est-ce qui fait qu'on est celui qu'on est devenu ?... Autant de thèmes évoqués par le biais de longs monologues, à qui succèdent souvent des scènes muettes, où la narration graphique et sa bichromie teintée de bleu évoquent l'errance jusqu'à la perdition de l'âme. On touche ainsi du doigt, sans jamais que cela soit explicité, que de la poésie (picturale en l’occurrence) à la folie, il n'y a qu'une mince frontière, parfois. Ainsi, le livre commence par un monologue d'Abraham, qui prend à témoin le lecteur tandis qu'il déambule dans sa vieille maison. Il nous parle de sa vie et incarne immédiatement la figure d'une mémoire humaniste passée au grain de la sagesse que les années confèrent. Puis c'est un flashback de 40 ans qui met en scène son frère Simon, qui semble complètement démuni pour réaliser un métier pour lequel il n'est pas fait : la vente. Au moyen de ce double portrait, on mesure ce qui a séparé ces deux frères. L'un est pragmatique, incarnant le modèle du businessman des années d'après-guerre, l'autre est angoissé, introverti et finalement inadapté à la vie sociale. Ces doubles fictifs deviennent aussi comme des projections de l'auteur, qui épousent symboliquement leur ombre car la question que leur destin soulève n'est autre que celle de la capacité à trouver sa place, dans une société qui n'admet que peu de voies, ainsi que du sens qu'on donne à la vie : la sienne et celle des autres. Comment ne pas voir en Simon le reflet du Seth de La vie est belle malgré tout ? Simon et son obsession monomaniaque pour les cartes postales sont l'écho symbolique à celle que l'auteur a cultivée depuis 30 ans pour sa série Palooka Ville (dont l'album précédemment cité ne représente que 5 chapitres). Comment ne pas voir dans l'introspection d'Abe, frappé désormais de vieillesse, celle que conduit inlassablement Seth dans ses productions ? C'est d'ailleurs là qu'on touche aussi à la limite de ce gros pavé : à force de longues tirades intimistes, l'aspect répétitif de la mise en scène permanente de l'introspection des personnages peut aussi amener à décrocher. Le parti pris est certes fort : ne cherchez pas l'action, il n'y en a pour dire strictement aucune. Tout est dans la psychologie, mais il faudra s'accrocher une paire de fois pour continuer la lecture... Voilà, si vous appréciez les discours psycho-affectifs ainsi que la BD qui sort des sentiers battus, vous trouverez de quoi vous satisfaire. Si le comic book «intello» est votre dada, vous allez prendre votre pied ! Et si ce n'est pas particulièrement le cas, prenez tout de même le risque de vous pencher sur Clyde Fans : il aura le mérite de vous faire sortir de votre zone de confort.