L'histoire :
Composé de six républiques et de deux régions autonomes, la Yougoslavie est, en 1991, un État fédéral, uniquement cimenté par la dictature de Tito (mort en 1980). Sitôt la Guerre froide terminée et le communisme disparu, les nationalismes se réveillent dans les Balkans. Or l'ex-Yougoslavie est aussi une mosaïque de peuples où en Bosnie-Herzégovine, par exemple, les Bosniaques (Slaves musulmans) cohabitent avec les Croates et les Serbes. En Bosnie, justement, la guerre oppose Serbes et Bosniaques à Sarajevo, Srebenica ou Zepa. Moins médiatisé, le cas de Gorazde est pourtant tout aussi dramatique. Ville musulmane déclarée « zone de sécurité » par l'ONU en 1993, encerclée par les forces serbes comme à Sarajevo, la ville est le théâtre d'un long siège meurtrier qui ne prend fin qu'en 1995, avec l'intervention des forces de l'OTAN, après des mois d'hésitations de la communauté internationale. Au cœur du bourbier bosniaque, où les casques bleus servent de bouclier humain, on suit les traces d'Edin, Riki, Sabina, Kimeta, Nudjema, bosniaques de Gorazde qui ne comprennent pas comment, du jour au lendemain, leurs voisins ou amis sont devenus leurs pires ennemis. Pendant le conflit, la seule porte de sortie est la « route bleue », cordon humanitaire fragile et dangereux qui relie Gorazde à Sarajevo, en territoire serbe. Pendant cette guerre qui prend la forme d'une véritable purification ethnique orchestrée par les dirigeants serbes Radovan Karadzic et Vlatko Madic, l'horreur se conjugue à l'incompréhension. Sous les bombardements et les tirs de snipers, peu en sortiront vivants. Ceux qui sont restés ont parfois accepté de partager leur douloureuse expérience. Entre espoirs de renaissance et envies de partir, les victimes racontent une ville meurtrie...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Joe Sacco, journaliste et auteur de BD, s'est rendu quatre mois en ex-Yougoslavie après la fin de la guerre, à Gorazde en particulier, ville martyre oubliée de Bosnie-Herzégovine, assiégée par les Serbes. Né d'un besoin « presque physique » de témoigner, Gorazde est un livre dense (300 pages) porté à la fois par des témoignages bouleversants et un récit très documenté de cette guerre complexe, opposant des groupes paramilitaires. C'est l'occasion pour Joe Sacco, en un savant mélange d'engagement et de distance, d'humour et d'ironie, de fustiger les manques, l'inaction et même les calculs politiciens des acteurs (un bout de Sarajevo aux Serbes, contre Gorazde aux Bosniaques !) : communauté internationale dépassée (ONU et CEE en tête), hommes politiques enfermés dans leurs plans de carrière (Clinton « le sauveur » en prend pour son grade) ou journalistes complaisants, tous y passent. Fidèle à son habitude, l'auteur part du terrain pour raconter l'histoire vue du côté des victimes, en s'appuyant notamment sur des photos, des témoignages, mais aussi son ressenti. Il n'hésite pas à dire toute la barbarie de ce conflit par des scènes trash (amputations, seins coupés, bombardements) souvent insoutenables, mais aussi son absurdité, loin des bons sentiments. Rythmant son enquête par des allers-retours entre témoignages poignants et récit des événements à Gorazde, l'auteur tente de restituer fidèlement les enjeux de cette guerre, en confrontant les drames individuels ou familiaux et le destin collectif d'un pays en quête d'unité. Très documenté mais toujours clair et nuancé, avec le souci constant du détail mais sans didactisme pesant non plus, Gorazde se présente comme un véritable objet pédagogique qui instruit, fait réfléchir et bouleverse. Complété par les carnets de Sacco et une longue interview, le tout dans un très bel écrin, cette réédition anniversaire de Gorazde s'impose au final comme un livre référence de la BD-reportage, si ce n'est l'ouvrage fondateur. On termine la lecture la gorge nouée, et c'est plutôt rare en BD. Si la BD est un divertissement, Sacco nous rappelle qu'elle peut être aussi un formidable outil de transmission et de mémoire, riche de possibilités narratives.
