Les amateurs de BD franco-belge « traditionnelles » suivent et collectionnent ses aventures depuis près de 20 ans… Les autres feraient bien de s’y intéresser : Jérôme K. Jérôme est une série policière et humaine comme on en trouve peu, qui se bonifie au fil des tomes ! L’artisan humble et jovial qui anime cette série attachante s’appelle Alain Dodier (au dessin depuis le premier tome ; au scénario sur les 3/4 de la série)… Or, il est un tel alter-ego de son personnage, que nous avons eu le sentiment de rencontrer Jérôme lui-même...
interview Bande dessinée
Alain Dodier
Bonjour Alain Dodier, pour nous permettre de te connaître, nous te laissons te présenter.
Alain Dodier : Bonjour, je m’appelle Alain Dodier, je suis auteur de BD, mon personnage s’appelle Jérôme K. Jérôme Bloche, et il est édité chez Dupuis. Il est un peu mon alter-ego, il est un peu mon uniforme.
Justement, maintenant que je te vois de visu, Jérôme serait-il une sorte de double schizophrène ?
A. Dodier : Il y a beaucoup de ce que je suis chez Jérôme. La seule chose qu’il a et que je n’ai pas, c’est le courage. Sinon, pour le reste, d’après les échos que l’on me donne, il semblerait qu’il y ait beaucoup de ressemblance. Pour faire vivre mon personnage, il est d’ailleurs inutile d’aller chercher des choses abstraites. Je n’interprète pas de rôle de composition : je parle de moi. Le contraire serait d’ailleurs étonnant : comment imaginer que ce personnage que je travaille à longueur d’années, depuis presque 25 ans, puisse être différent de moi. J’ai eu beaucoup de mal pendant très longtemps à animer un personnage vraiment méchant. Pour la superbe belle-mère, la méchanceté pure du tome 18, il a fallu que je me force… De la même manière que graphiquement, j’avais tout intérêt à lui donner des traits qui viennent le plus facilement au bout du crayon.
Tu n’as jamais eu envie de t’évader de Jérôme de temps en temps?
A. Dodier : J’ai presque honte de le reconnaître, parce que ça n’est pas très à la mode, mais non ! Je suis désespérément satisfait et heureux d’animer les aventures de ce personnages. Après le 19e tome, vient le 20e et après le 20e viendra le 21e… J’en suis désolé.
Jusqu’à ce que mort s’ensuive ?
A. Dodier : Pourquoi pas ! Ça serait mon idée du bonheur. Mais on ne peut présager de l’avenir… Peut-être que dans un an je serai mu par une envie de changement… Mais je n’envisage pas de le faire pour des raisons purement cérébrales. Je ne conçois ce métier que sous l’angle du plaisir. Et avec Jérôme, je suis sur une échelle de 6 bédiens sur 6 !
As-tu un album préféré parmi tous ceux que tu as fait ?
A. Dodier : J’ai deux albums qui me tiennent plus particulièrement à cœur, même s’ils tiennent tous une place importante (c’est un peu comme des enfants…). Il s’agit du numéro 4, Passé recomposé, pour une raison très simple : ça a été mon premier scénario. Avant ça, je n’envisageais même pas d’être capable de produire un scénario. L’autre, c’est le numéro 11, Le cœur à droite, parce qu’il a eu une histoire particulière : quand j’ai trouvé ce scénario, j’ai été dans une sorte d’état de grâce après avoir cherché longtemps une base de départ. En fait, quand je crée un album, au début je suis toujours différentes pistes : j’ai beaucoup de mal à trouver la bonne idée, et une fois qu’elle se révèle enfin, au bout de plusieurs semaines ou plusieurs mois, c’est un bonheur intégral. J’ai l’impression d’être le maître du monde pendant à peu près 2 minutes. Alors après plusieurs mois d’efforts quotidiens et constants, être le maître du monde pendant 2 minutes, ça vaut le coup ! Pour revenir au Cœur à droite, au bout de deux mois, je n’avais rien. Je commençais vraiment à désespérer. Et puis un soir, chez un ami parisien, je me suis couché, lorsque soudain, ça m’est venu. L’histoire s’est déroulée devant mes yeux comme devant un écran. Je n’ai pris aucune note, j’étais sur de moi, et le lendemain j’ai donc commencé l’album au fur et à mesure, dans le train du retour. Une sorte de révélation. Là, pour le coup, j’ai été maître du monde pendant au moins ¼ d’heure.
Sur planetebd, on trouve que Jérôme K. Jérôme se bonifie au fil des tomes…
A. Dodier : Ça c’est un compliment. J’aurais été terrifié d’avoir fait mon disque d’or au début de ma carrière ou d’avoir décroché la palme au festival de Cannes dès le premier film. Après on passe le restant de sa vie à essayer d’être à la hauteur du point d’où on est partie… Je préfère l’idée qui consiste à aller dans l’autre sens, de construire. Bonifier, je ne peux espérer un meilleur terme. Ça me laisse encore une trentaine d’année pour encore prendre de la bouteille. A la rigueur, à la fin de ma vie, quand il me restera plus que 6 mois à vivre, ça ne me déplairait pas de recevoir le prix Nobel. (gros éclat de rire) Mais surtout pas avant.
On a l’impression que sous ta houlette de scénariste, Jérôme K. Jérôme a trouvé son ton.
A. Dodier : Oui, j’ai commencé par me débarrasser de mes deux scénaristes. Serge Le tendre d’abord… Makyo, ça a été plus dur… De fait, je gagne plus de droits d’auteurs et ça n’est pas négligeable (rires). De toute façon, ils avaient chacun leurs petits succès de leurs côtés. Une fois que je me suis retrouvé seul aux commandes, j’ai donc donné une nouvelle direction, qui correspond plus à ce que je suis. Pierre Makyo apportait un aspect plus fantastique, et moi je suis plus terre à terre. Moi-même je suis d’origine modeste et j’ai été facteur pendant deux années dans une ville plutôt ouvrière. Le fait d’amener le courrier chez les gens, j’ai appris à les connaître, à les découvrir, à m’imprégner du terrain. Mon goût pour ce genre d’histoires vient sans doute de là. J’aime les gens qu’on rencontre tous les jours : le marché, la concierge, le curé, la vie sur le palier, l’épicier arabe du coin, tout ça c’est ma vie et c’est la vie de beaucoup de gens. Il n’y a rien qui me mettrait plus mal à l’aise que de devoir parle des gens que je ne connais pas. Si d’aventure je devais mettre en scènes des gens d’une certaine bourgeoisie ou issus de l’aristocratie, ou des gens de pouvoir… Pour le coup, j’aurais besoin de documentation, car je ne sais pas comment fonctionnent tous ces gens, ça ne serait pas moi. Quand on me propose de faire voyager Jérôme, sous d’autres latitudes, plus exotiques, je réponds que je ne saurais pas faire – d’ailleurs, je ne suis pas moi-même voyageur. Je suis allé en Egypte il y a quelques années, c’est très joli l’Egypte, mais je ne sais pas comment fonctionnent les gens là-bas !
Tu lis beaucoup de bande dessinée ?
A. Dodier : Question difficile. J’ai adoré la bande dessiné. Si j’en ai fait, ça n’est pas pour rien. J’en ai beaucoup lu à une époque… J’ai un peu de mal maintenant. Mais ma nourriture, mon inspiration, ne viennent pas de là. Je vais plutôt du côté du roman. Mais concernant la bande dessinée, la magie d’opère plus.
Comment travailles-tu la mise en scène de tes histoires ? Par exemple, la filature dans le tome 19 se déroule sans aucun dialogue et sous un angle perpétuellement palpitant…
A. Dodier : Je m’immerge vraiment dans ce que je raconte. Si je dois faire une filature, je fais une filature. Je vais à Paris, dans le quartier approprié et je la fais. Je prends des photos, je me mets dans la situation. Il n’est pas nécessaire de le faire physiquement, on peut le faire par imagination… On peut rester chez soi et s’immerger, ressentir les choses. Du coup, tous les détails prennent de l’importance. Par exemple, Jérôme suit quelqu’un qui rentre dans un immeuble. Or il ne peut pas le suivre, parce qu’il faut penser qu’à Paris c’est impossible en raison du digicode. Ah ah ! Il faut attendre que quelqu’un ouvre la porte. Un livreur ? Quelqu’un qui sort ? Donc rebondissement scénaristique. Il faut rentrer dans la réalité du terrain, ça donne de l’épaisseur, c’est du vécu. On fait ça pour tous les détails et c’est bon !
Si tu étais un bédien, quelles seraient les BD que tu conseillerais aux terriens.
A. Dodier : Holala… Ce serait des trucs que j’ai aimé quand j’étais gamin. Ça ne ferait pas avancer le schmilblick. Tout m’a marqué quand j’étais gamin. Mais s’il fallait n’en citer que deux, je dirais La voiture immergée, une aventure de Gil Jourdan, de Tillieux ; et Panade à Champignac, une aventure de Spirou et Fantasio, de Franquin. Certes, ça ne va pas bouleverser le monde actuel de la BD…
Si tu avais le pouvoir cosmique de te téléporter dans le crâne d’un autre auteur de bande dessinée, qui choisirais-tu de visiter ?
A. Dodier : A priori, ça ne me donne pas trop envie. Il y aurait deux paramètres à prendre en compte : il faudrait trouver quelqu’un qui aurait un talent fou, donc Franquin me viendrait tout de suite à l’esprit. Mais il y a le bonheur, la joie de vivre aussi, or j’ai peur qu’avec Franquin on n’ait pas les deux paramètres. Donc un auteur qui a le talent + le bonheur… J’irais plutôt voir du côté de Jigé, Uderzo.
Aucun scénariste ?
A. Dodier : Non : j’ai beaucoup de plaisir à être scénariste dans le sens où je raconte moi-même mes histoires, mais selon moi, je ne fais pas un métier de scénariste. Je m’en sentirais bien incapable, d’ailleurs. En plus ça doit être fatiguant… ne vivre qu’avec des contraintes cérébrales… L’aspect manuel du travail de dessinateur, l’aspect artisan me semble un aspect dominant, primordial, dans mon idée du bonheur.
Merci Alain K. Alain !