interview Manga

Cyrielle et Thierry Gloris

©Kana édition 2010

Première BD du label Kiko chez Kana, Tokyo Home n’est pas un guide de voyage mais un titre à destination des jeunes filles et qui traite de la tolérance et de l’acceptation des différences à travers l’histoire d’une jeune française expatriée au Japon. Présents lors de Japan Expo 11, Cyrielle, la dessinatrice, et Thierry Gloris, le scénariste, nous ont longuement parlé de leur gros bébé joufflu de papier (224 pages !), que plus de grands garçons que de petites filles étaient venus se faire dédicacer.

Réalisée en lien avec l'album Tokyo home
Lieu de l'interview : Japan Expo 11

interview menée
par
24 septembre 2010

Bonjour, pouvez-vous vous présenter tous les deux ?
Cyrielle : Bonjour, je m’appelle Cyrielle et je suis à l’origine et encore aujourd’hui illustratrice pour la presse jeunesse, pour les petites filles. Je fais aussi beaucoup de livres d’illustrations, d’illustrations de contes, de manuels scolaires... Tokyo Home est ma première BD.
Thierry : Bonjour, je m’appelle Thierry Gloris et je suis scénariste de BD franco-belges, notamment le Codex angélique chez Delcourt qui est ma première série, et c’est mon premier album avec une aussi forte pagination et en noir et blanc.

Comment vous êtes-vous rencontrés pour ce projet ?
Cyrielle : En fait, c’est Thierry qui m’a contactée par le biais de mon blog : un de ses amis avec qui il travaillait avait fait la même école que moi et Thierry avait envie de se lancer dans la bande dessinée jeunesse. De fil en aiguille il est tombé sur mon blog.
Thierry : J’ai une autre version. Mickaël Bourgouin, le dessinateur du Codex Angélique, sortait effectivement lui aussi de l’école Emile Cohl, et à l’époque j’étais jeune scénariste et je cherchais des dessinateurs avec qui travailler. Il m’a dit qu’il y avait pas mal de monde qui sortait de son école et qu’il suffisait d’aller regarder dans sa promo ou dans les autres. J’en ai rencontré quelques-uns de la même promo, notamment Marie Terray avec qui je bosse encore et qui a fait Malgré nous chez Quadran, et en cherchant dans l’annuaire, je suis tombé sur Cyrielle. Comme elle avait un site, j’ai pu voir son travail assez rapidement et comme cela m’a plu, je l’ai contactée. A l’époque je voulais travailler pour Spirou et on a donc fait quelques pages de type franco-belge en couleurs, mais cela n’a pu se faire chez eux pour des raisons qui n’étaient pas de notre ressors, ni de celui des éditeurs en place d’ailleurs, vu que c’était lors du rachat par Mediapart. Il y avait alors comme une sorte de flottement et, comme on ne voulait pas perdre trop de temps, ni d’argent, on a décidé d’aller finalement présenter ce projet de Tokyo Home.

Ancienne version de couverture pour Tokyo Home
Ancienne version de couverture pour Tokyo Home

Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire là et en visant un public très jeune en particulier ?
Thierry : J’ai une fille qui avait 8 ans à l’époque et qui voulait savoir ce que faisait son papa. La seule chose que j’avais à lui montrer à l’époque était le Codex Angélique, qui est une BD adulte, et qui n’est pas à mettre en toutes les mains donc. J’avais un souci avec ça et j’ai donc décidé de faire un album pour elle. Sachant que c’est une petite fille qui est très sensible, j’ai voulu faire un album qui traite de la différence, de l’acceptation de la différence.

Comment t’es venue l’idée de situer cela au Japon ?
Thierry : Ca s’est fait en 2 temps. Premièrement, je voulais m’adresser à ma fille sur une thématique qui m’intéressait et qui est aussi une thématique familiale qui m’appartient : la différence, l’acceptation, le regard de l’autre. Mais il fallait que je m’adresse à ma fille et, à aujourd’hui 10 ans, elle est passionnée comme tous les gamins de son âge par le Japon et tout ce qui en vient. C’était donc le bon biais pour lui parler de ces thèmes là sans « lui casser les pieds ». Mais elle aurait été passionnée par les martiens, j’aurais situé l’histoire sur Mars. C’était kif-kif pour moi. Le but était seulement de voir la différence. Pour le coup, le Japon possède vraiment une culture différente de la notre, même si on a l’impression qu’elle est très proche, et je me suis dit que c’était intéressant. J’en ai donc parlé à Cyrielle et là j’ai découvert qu’elle est passionnée par le Japon.
Cyrielle : Il m’a donc proposée le projet. C’est vrai que la BD franco-belge, j’en ai lues quand j’étais petite, mais je suis surtout très manga. J’ai grandi avec le manga car c’était une bande dessinée qui s’adressait aux filles, qui traitait des sujets particuliers qui touchaient les filles, et à mon époque il n’y avait pas ça en franco-belge. Au niveau de ma mise en page, de ma façon de traiter l’image, c’est beaucoup plus dynamique, ça se rapproche un peu du manga même si ce n’est pas ce que je veux faire, et c’est vrai que, lorsqu’il m’a proposé le projet, ça m’a correspondu totalement, donc je lui ai dit « banco ».
Thierry : Sans compter que tu es ma référence au niveau du Japon parce que je n’ai pas personnellement une affinité particulière avec ce sujet.
Cyrielle : On a été très complémentaires. Thierry a fait la plus grosse part et j’étais là pour le rectifier à certains moments quand il y avait des petits points culturels, lorsqu’il faisait faire certaines choses à des personnages japonais qui me paraissaient impossibles. Mais Thierry a bien monté le scénario et j’étais là seulement pour l’aiguiller s’il y avait des choses pour lesquelles c’était un peu flou.
Thierry : Pour le coup, on a vraiment travaillé à la manière franco-belge. Même avec les dessinateurs en format classique cartonné 46 pages couleurs on fonctionne comme ça : j’amène des choses, on en discute un petit peu et on adapte en fonction. C’est toujours pareil : un dessinateur n’a pas forcément envie de dessiner tout ou peut avoir une certaine pudeur. C’est vrai que ça se travaille, ça se discute avant pour ne pas arriver sur des points de blocage à un moment donné de l’album où par exemple pour moi les personnages ont besoin de faire quelque chose mais, comme on n’en aurait pas discuté, le dessinateur ne peut pas le dessiner ou alors va le dessiner mal. Donc c’est très important. Avec Cyrielle, c’était le Japon et on a mis ça en place dès le départ : quand elle m’a dit qu’elle aimait ça, on a décidé qu’elle servirait de référent. Des fois, je travaille comme ça avec des référents, notamment en histoire par exemple car, même si j’ai une formation d’historien, ma femme aussi est historienne et elle est ma référente à ce niveau là lorsque moi je n’ai pas le temps. Car un scénario, c’est quand même du boulot ! Des fois, il y a des informations, je sais à peu près où elles vont être mais je n’ai pas forcément le temps de chercher, ni même l’envie, car j’ai beaucoup de choses à gérer. Donc, je bosse souvent avec des référents et là c’est vrai que pour tout ce qui concerne le Japon, c’est Cyrielle qui s’en est donc occupé. D’ailleurs, toutes les petites pages culturelles, c’est elle qui les a écrites.




Quand on lit l’album, on est effectivement frappé par la bonne connaissance du Japon et on se demande même si le scénariste a vécu là-bas...
Cyrielle : Je pense qu’on a bien su gérer ça et être vraiment complémentaires.
Thierry : Il y a aussi une chose : dans l’histoire, le personnage principal arrive et ne connaît rien au Japon, il ouvre les yeux et est candide. Et ça c’est comme moi : je ne connais presque rien du sujet (seulement Goldorak) et je suis candide. Je regarde et je ne comprends pas tout ! Pour avoir cette espèce de candeur, il ne fallait pas que j’en connaisse trop. Par contre j’avais quelqu’un avec moi qui connaissait bien et ça a permis de cadrer assez bien l’histoire.

Parlons de la forme : pourquoi le noir et blanc ?
Cyrielle : Pour plusieurs choses. Déjà, pour les lecteurs car la couleur, ça n’a pas le même coût que du noir et blanc. Comme c’est un album qui est d’une pagination assez importante, c’est vrai que le noir et blanc permet de baisser le prix. Et au niveau du rythme de travail aussi, je ne mets pas autant de temps qu’avec de la couleur. Etant donné qu’on avait un rythme assez important tous les mois, il fallait assurer derrière.

Julie en noir et blanc
Julie en noir et blanc

Cet ouvrage peut être vu comme un pont entre les cultures française et japonaise. De ce point de vue là, il y a presque une légitimité à le sortir en noir et blanc, comme un manga. Avec ce choix et un dessin franco-belge, on dirait que dans la forme aussi, votre démarche est de relier ces deux mondes.
Thierry : C’était tout à fait mon intention, c’est clair. Dès le départ, même pour ce format là, on aurait quand même pu le faire en couleur sauf que ça aurait eu un surcoût au niveau de l’album. C’est vrai que pour moi, c’est un album jeunesse pour un public de 10 à 16 ans. Dans ce cas, 3 euros de plus, ça fait beaucoup. Normalement, on devait travailler sur 3 albums de 125 planches en couverture souple, chez Dargaud et pas sous le label Kana, mais comme entre-temps, la collection n’a pas super bien marché, on a fait cet album là qui n’est pas exactement le projet de base mais qui honnêtement me satisfait pleinement : finalement, on a une belle couverture cartonnée avec des petits reliefs, et je le trouve vraiment bien.
Cyrielle : C’est vraiment un beau bouquin !
Thierry : Mais c’est vrai qu’à la base, je voulais travailler sur quelque chose de pas très cher, noir et blanc, accessible aux enfants, être vraiment sur de la BD jeunesse et populaire. Que les enfants le lisent et après le laissent traîner, et que les mères passent derrière ensuite et se rendent compte qu’il y a un second degré dans l’histoire, des thématiques importantes traitées en fond, et que ça fasse effectivement un pont entre la France et le Japon mais aussi un pont entre les générations.

Recto-verso de la couverture de Tokyo Home
Recto-verso de la couverture de Tokyo Home

On ressent ce lien entre les genres lors de la lecture, et pas seulement avec le noir et blanc mais aussi dans les dessins, par exemple avec les mimiques des personnages, parfois à mi-chemin entre un style européen et un style manga. Là aussi la démarche est volontaire ?
Thierry : On y a été sans complexe et sans envie d’en faire trop.
Cyrielle : Oui voilà, ça s’est fait naturellement. Même si je n’ai pas un style spécialement manga, je suis influencée énormément par le Japon, et il y a effectivement plein de codes qui me viennent naturellement, que j’ai envie de faire car ça a été dans mes lectures pendant des années. C’est un peu ancré en moi : je ne peux pas dessiner sans apporter cette petite touche qui me vient de la BD japonaise.
Thierry : Au niveau du découpage, c’est pareil : j’ai une influence qui est très liée à la BD « d’auteur » française et j’utilise des procédés de ce genre à l’intérieur de cet album en me disant que ça pouvait fonctionner aussi. Comme quoi il n’existe pas vraiment une bande dessinée d’auteur à part du reste.
Cyrielle : On avait envie de faire un truc libre et je pense qu’on s’est fait plaisir. On essaye toujours de nous mettre dans des catégories mais là je crois qu’on ne rentre dans aucune.

Illustration à l’origine de la couverture
Illustration à l’origine de la couverture

Lisez-vous des mangas ?
Cyrielle : Oui. Moins aujourd’hui mais j’ai commencé à avoir la passion du dessin en lisant du manga. A l’époque où j’ai commencé à en lire, il y en avait très peu en librairie. J’ai commencé avec les classiques : Sailor Moon, les mangas de CLAMP, de Yuu Watase, notamment Fushigi Yugi qui est un de mes titres préférés. J’ai grandi avec ça, cet univers féminin, avec beaucoup de sensibilité dans le dessin, dans la façon de raconter. C’est ça qui m’a donnée envie de faire ce métier là. Aujourd’hui j’en lis encore mais je me tourne plutôt vers des mangas qu’on ne trouve qu’au Japon parce qu’en France, c’est vraiment du manga commercial et ce n’est pas évident de trouver des perles rares qui donnent envie de continuer à les lire sur plusieurs tomes. Je pense qu’il y en a quelques-uns mais il faut fouiller...
Thierry : Pour ma part, la bande dessinée c’est mon métier donc c’est vrai que je lis tout ce qui traîne. Mais je ne suis pas vraiment un accro du manga. Si je partais sur une île déserte, il y en a quand même un que j’emmènerais, ce serait Dragon Ball (la partie du début, pas le « Z »). C’est vraiment une bulle d’oxygène extraordinaire pour moi : c’est innocent, c’est candide. D’ailleurs, c’est ce que j’ai essayé de faire aussi avec Tokyo home : dans Dragon Ball, il n’y a pas de préjugé, c’est juste un héros qui part dans un monde, il rencontre un monstre, pas de souci, le monstre parle sa langue, c’est tout à fait normal, il est méchant, il lui met un pain, il est gentil, il partage son repas... Pour moi, Dragon Ball c’est une référence. Après, bien sûr, il y a Akira. Je lis aussi quelques seinen de temps en temps car mes éditeurs sont gentils et m’en envoient, mais je n’ai pas ce même rapport aux mangas. Par contre ma fille l’a. Elle lit des trucs qui me dépassent, que je ne lis pas forcément, notamment des shôjos, mais je vois bien que ça l’intéresse et que si je veux communiquer avec elle, il faut un petit peu que je m’y intéresse. Donc j’en lis un petit peu mais ce n’est pas du tout ma culture.

Et de la BD franco-belge ?
Thierry : A peu près tout ce qui sort ! J’ai la chance de travailler avec pas mal d’éditeurs, ce qui fait que j’ai la chance d’avoir accès à quasiment tout. Et même si je ne les ai pas, je peux les lire assez facilement... Je suis un gros lecteur et je suis très grand public. Il y a quand même quelques bouquins que j’adore. Un truc qui va faire frémir tout le monde : par exemple j’adore Largo Winch. Je trouve qu’au niveau technique, pour un scénariste, c’est extraordinaire. Je ne pense pas qu’on puisse extraire plus sur un album 46 planches que ce que fait Van Hamme sur cette série. En plus, en fonctionnant sur des diptyques... Je crois qu’il a tout compris, il s’est parfaitement adapté au format qu’on lui a donné, c’est extraordinaire. Après, j’aime bien Le Tendre, quasiment tout ce qu’il a fait, principalement La gloire d’Héra chez Casterman qui est un chef-d’œuvre absolu. J’aime beaucoup Gabrion, notamment sur L’homme de Java, en 3 ou 4 tomes chez Vents d’Ouest, qui est le symbole de ce qu’on fait de mieux en aventure en BD.

Et des comics ?
Cyrielle : Je ne connais pas trop, mais la BD franco-belge non plus finalement. J’ai grandi avec Gai Luron, Boule et Bill, des choses comme ça, mais aujourd’hui je me tourne plus vers de la BD d’auteur, mais je n’ai pas eu l’occasion de lire des comics. Je pense qu’il y a des choses très intéressantes, du coup pourquoi pas ?
Thierry : Quant à moi, le comics, c’est toute ma formation historique de scénariste : j’étais un très gros lecteur quand j’étais gamin car c’était la seule chose facilement accessible dans mon coin de campagne. J’en ai lus pendant 15 ans : Strange, Special strange, Titan, la grande époque des éditions Lug et Semic... Là je connais bien. Actuellement, je suis un fan assidu de Savage Dragon que je lis en VO. Je trouve qu’Erik Larsen, à une époque, a dynamité le comics et a amené une grande fraîcheur, qui a été reprise depuis mais c’était un précurseur qui a fait n’importe quoi à une époque où c’était très régulé : des héros très beaux, en cape, etc. Lui a fait quelque chose de très délirant avec Savage Dragon. Sinon, je suis un petit peu la Marvel et la DC, mais c’est vrai que j’ai un peu lâché. C’est parti dans trop de choses qui ne me parlent plus. Sinon, j’aime bien quelques one-shot, notamment d’Alan Moore que j’aime beaucoup bien que, pour moi, il ne soit pas un auteur de « comics américain » mais un auteur de bande-dessinée anglaise, c’est un peu différent... Il y a pas mal d’autres choses que je lis mais ça ne me revient pas immédiatement... Le genre super-héros, je pourrais encore être fan, mais je voudrais avoir des bonnes histoires et des choses qui se tiennent : qu’on ne fasse pas un héros qui meurt, qui revient, puis c’est au tour de son fils, etc. Il faut savoir travailler sur les personnages... Ils le refont aujourd’hui mais c’est tellement large que j’ai du mal à m’y retrouver. Il faudrait que je m’y replonge mais je pense que j’ai passé un cap, je suis passé au franco-belge, à la bande-dessinée d’auteur. Je suis passé à autre chose, même si je ne renie pas mes origines.

Dans Tokyo home, le nom de l’héroïne, Julie Wallon, la rend à la fois française et belge : c’est un clin d’œil de plus à la BD franco-belge ?
Thierry : Il fallait un prénom français le plus simple possible, bien classique et pas trop démodé. Françoise c’était un peu trop ; Julie je trouvais ça pas mal. Et pour Wallon, il y a justement un gag dans l’album qui est bien d’actualité sur la Belgique entre les wallons et les flamands. Je savais depuis le début que j’allais insérer ce gag dans l’histoire, je voulais absolument le faire. Encore une fois, c’est sur le principe de l’acceptation. La Belgique est en train de se disloquer, presque de mourir. C’est le symbole même de l’Europe qui est en train de se déchirer pour des bêtises absolues. Tokyo home est justement sur la relation à autrui, sur l’acceptation de l’autre, et je trouve que ce qui se passe en Belgique est une aberration. J’ai donc choisi ce nom de famille dès le départ pour arriver à ce gag là et, n’étant pas belge, je ne voulais surtout pas rentrer dans des débats pour savoir qui avait raison ou non. Je voulais juste marquer la chose à ce moment là pour dire : « vous voyez les gars, il y a quelque chose qui n’est pas bien. L’avenir c’est l’Europe, l’union de tous les peuples européens, et là vous faites n’importe quoi ! ». Je voulais souligner ça sous forme de gag.

D’ailleurs, tu en profites pour faire un clin d’œil à Astérix en reprenant dans ce gag des dialogues cultes de cette BD.
Thierry : Astérix, c’était la BD culte de ma jeunesse, ça l’est encore et ça le sera toujours. Goscinny avait déjà fait ce gag dans Astérix chez les belges avec les tribus qui ne pouvaient pas se supporter car elles avaient un problème de langue. Il avait fait une métaphore extraordinaire : c’était une langue de bœuf et chacun voulait le meilleur morceau de la langue et plantait son couteau dedans. C’est tout à fait ça : ça en est ridicule mais tellement vrai ! Goscinny c’est mon dieu de la bande-dessinée : je voulais lui faire un hommage et ça s’y prêtait très bien.

Et qu’est ce que tu penses d’Astérix post-Goscinny ?
Thierry : Pour l’Astérix post-Goscinny, je n’ai par contre pas grand-chose à dire. Je pense qu’Astérix est le bébé d’Uderzo et qu’il en fait ce qu’il en veut. Après, en tant que lecteur, je suis un peu passé à côté, d’autant que je n’ai pas lu tous les derniers. Mais je ne critiquerai pas Uderzo car c’est sa création et il fait ce qu’il veut. En tant que créateur de bandes-dessinées, d’univers, j’estime aussi que ces univers sont les miens : si j’ai envie d’aller sur d’autres choses avec, que je deviens vieux et que je veux aller sur quelque chose de complètement décalé avec ce qu’il y avait avant, ça m’appartient et on ne peut pas me jeter la pierre. On peut ne pas aimer, ça je peux comprendre, mais ca ne sert à rien de s’en prendre au créateur. Même si les gens se sont appropriés l’univers d’Astérix, ça reste lui le père et c’est lui qui décide. L’Astérix 33, je n’ai pas lu l’album, même si j’ai lu les critiques dessus... Je pense qu’il faut laisser à Uderzo ce qu’il pense. S’il a envie de faire ça avec Astérix, c’est son problème. Après les gens suivent ou pas. Mais d’un autre côté, Astérix, et donc ses créateurs, quoi qu’il arrive, c’est ma Madeleine de Proust et je ne pourrais jamais en dire du mal.

Au rayon des clins d’œil, il y en a aussi plein à la pop culture japonaise, avec par exemple les petits costumes à découper pour l’héroïne, un « yatta yatta »... Ce sont des choses de typiquement japonaises et on sent une bonne connaissance du sujet.
Cyrielle : Je me suis fait plaisir sur tout l’album mais c’est vrai que pour les pages bonus comme celle-là, je me suis lâchée encore plus. Ce sont mes petits trucs mignons à moi dans lesquels j’aime bien m’exprimer, me faire plaisir, donc effectivement, ce sont des petits clins d’œil. Mais pour le « yatta », c’est Thierry qui m’en a parlé, je ne connaissais pas.
Thierry : Ce que je connais bien du Japon, c’est tous les trucs décalés comme ça, un peu underground, ou historiques aussi. Tout ce qui n’est pas forcément bien dans la culture japonaise. J’ai une vision « sociologique » du Japon. Ce qui m’intéresse, c’est le côté obscur des civilisations. Cyrielle a amené tout ce qui est mignon et moi le reste.
Cyrielle : En même temps, chaque culture à ses points négatifs, je n’adhère pas à tout, mais sur des petits trucs comme ça, ça va.

Petits costumes à découper
Petits costumes à découper

Justement, ça vous intéresserait de faire un ouvrage dans le même style mais pour un public plus âgé, en abordant des sujets plus underground ?
Cyrielle : Cet album n’est pas un reportage sur le Japon. On n’est pas allés dans des détails très précis concernant la société japonaise. En essayant de toucher un public plus adulte, le risque est qu’il faut être plus précis, plus solide sur ce que l’on raconte. Pourquoi pas mais ça passe à un autre niveau. Ca demande beaucoup plus de réflexion et de travail.
Thierry : Tout à fait d’accord. Il faudrait me sponsoriser pour que j’aille vivre un an là-bas pour que j’arrive mieux à sentir ce qu’est vraiment le Japon. Là il y aurait une possibilité ! Dans Tokyo home, j’ai l’impression de parler plus de la France que du Japon : le personnage réagit comme les français, il a leurs qualités et leurs défauts, et le Japon n’est qu’une façon de les mettre en évidence.
Cyrielle : Là, on parle de choses importantes mais de façon légère. Je pense qu’en s’adressant à un public plus adulte, on deviendrait plus sérieux, il faudrait donc forcément être plus précis sur ce que l’on raconte, et sur ce genre d’albums, après on vous attend au tournant sur le moindre défaut.

Y aura-t-il une suite ?
Cyrielle : Nous, on est partants. Maintenant, ça ne dépend pas que de nous.
Thierry : Il faudrait qu’on donne le mail de notre éditrice, comme ça tout le monde va lui écrire pour réclamer la suite. En fait, il faut que beaucoup de monde l’achète.

Est-ce qu’il reste des idées à exploiter ?
Cyrielle : Oui, il y a encore des sujets à exploiter et des personnages qu’on n’a pas pu développer et qui auraient mérité de l’être. Kyô la Muerte par exemple. Il y a encore matière à raconter des choses...

Un choc culturel dans l’autre sens : Japon vers France ?
Cyrielle : C’est comme pour ce qui est de faire une BD un peu plus adulte. Comme on n’est pas japonais, et même si je connais bien la culture et que je vois comment les japonais fonctionnent, on n’aurait pas le même ressenti. On ne peut pas parler de ce qu’on ne connaît pas vraiment. On peut interpréter mais ce n’est pas pareil... C’est dangereux, surtout sur un sujet comme ça, c’est délicat.
Thierry : Moi, je ne m’aventurerai jamais là-dedans ! Ca sonnerait faux. Pour écrire une histoire, il faut se sentir concerné. Il faut quelque chose en vous qui ait une résonnance.

A ce sujet, il y a également chez Kana un manga intitulé It’s your world qui raconte la vie de japonais qui arrivent en France, et qui est réalisé par une mangaka venue vivre ici. Le connaissez-vous ?
Cyrielle : J’ai lu le premier tome, j’ai apprécié et effectivement la vision est différente de celle d’un français qui va au Japon. J’ai trouvé ça intéressant. C’est d’ailleurs Thierry qui m’a dit de l’acheter, mais je ne pense pas que ça nous ait influencés.
Thierry : Je devais en être vers la page 130 de Tokyo Home quand j’ai été à Bruxelles voir mon éditrice qui m’a dit « il faut le lire ! ». Donc, je l’ai pris et je l’ai lu, mais l’influence a été limitée vu qu’on avait déjà fait un bon nombre de pages et qu’on était sur autre chose. Je ne pense pas non plus que ça nous ait influencés. J’ai bien aimé cet album. En France, si on en fait un comme ça, on se fait abattre par les critiques car il y a un petit côté amateur, un petit côté bizarre. Je peux complètement me tromper car je ne suis pas un féru de manga, mais quelque part, l’histoire et les sentiments des personnages vont passer avant le dessin et j’ai trouvé ça très intéressant. Eux peuvent le faire, et apparemment le public suit. En tant que scénariste franco-belge, je trouve le dessin un petit peu léger mais finalement, sur la durée, ça n’a aucune importance à mon sens : ce que j’en ai retenu, ce n’est pas tant que le dessin était comme ça mais que c’était une expérience de vie intéressante, même au niveau culturel j’ai appris des choses. Ca, je pense que c’est une grande force du manga : quand on a fini, ce qu’il nous reste, c’est une impression, quelque chose d’intéressant.
Cyrielle : Chez les japonais, même sur des choses plus scénarisées, c’est la sensibilité et les émotions qui restent, et même sur des choses plus violentes ou plus noires. Je pense que c’est aussi pour ça que les filles se sont tournées beaucoup vers le shôjo : c’est extrêmement sensible et ça vous parle.
Thierry : Par contre, peut-être que je défonce des portes ouvertes, mais avec une grande candeur, j’ai découvert des choses. Oui, ils peuvent le faire comme ça. Ce n’est pas que c’est facile, c’est juste une autre façon de raconter.

Par rapport au public visé par Tokyo home, les filles de 10 à 16 ans, les gens qui sont venus vous voir en dédicaces lors de Japan Expo étaient plus âgés. Est-ce que ça vous étonne ?
Cyrielle : Moi pas trop parce que j’ai déjà fait des dédicaces et j’ai souvent vu des gens plus âgés que le public visé. Maintenant, comme disait Thierry, il y a une lecture à double niveau donc les gens plus âgés peuvent le lire. Effectivement, quand on sort un album jeunesse et qu’on voit des adultes qui viennent et qui l’ont apprécié, c’est surprenant, mais dans le bon sens. Et puis ce n’est que le début, ce sera peut-être différent par la suite.
Thierry : Il y a une dame qui est venue, qui avait la cinquantaine ou un peu plus et qui va au Japon chaque année en tant que touriste. Elle a acheté l’album nous a-t-elle dit car elle a commencé à lire le premier chapitre et elle s’est retrouvée dedans. J’ai trouvé ça génial. Elle ne lit pas vraiment de manga, même de bande-dessinée en général, elle était venue pour le côté Japon et pas forcément tout ce qu’il y a autour. J’étais limite ému, j’étais content.

220 pages, c’est beaucoup, ça vous a pris combien de temps ?
Cyrielle : Nous avons commencé en juin 2009. On a mis à peu près un an et demi car on a terminé début janvier 2010.

Crayonné d’une planche en cours de réalisation
Crayonné d’une planche en cours de réalisation

Quelles lectures ou auteurs recommanderiez-vous ?
Thierry : Astérix.
Cyrielle : Lou !.
Thierry : Oui, Lou ! c’est génial. Julie c’est un petit peu la petite sœur de Lou, ou inversement. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse de la BD jeunesse quand j’ai lu Lou !. C’est là que j’ai vu qu’on pouvait faire des super trucs. Je ne compare pas - c’est vachement bien ce que fait Julien (Neel) -, mais quand j’ai lu Lou !, je me suis dit qu’on pouvait vraiment faire des trucs géniaux en jeunesse, il faut juste se creuser un peu la tête.
Cyrielle : Je lis surtout de la BD d’auteur mais ça fait un moment que je n’en ai pas acheté. Il y a une série de livre Jerôme et… (« l'arbre », ou « la route », etc.), par Nylso et Mary Saur, où c’est à chaque fois une petite chronique. C’est tout en noir et blanc, juste au trait, je suis fana de ce style de dessins, j’adore ça ! C’est un personnage qui se pose des questions sur la vie, c’est assez philosophique, assez bien pensé et il y en a d’ailleurs un sur le métier d’auteur justement, sur la solitude de l’auteur, que je trouvais très subtile. Après j’aime aussi Trondheim, et tout ce qui est BD comme ça, le Petit vampire aussi, de Sfar. Ce que je regarde avant tout quand je cherche une BD, c’est le dessin. Il me faut un dessin qui soit sensible. Tout ce qui est léché, parfait, ça ne m’intéresse pas trop en fait. D’abord, je vais voir le dessin donc, et après si l’histoire suit c’est mieux. Donc tout ce qui est Sfar, Ttrondheim, etc., j’adore ça.

Si vous aviez le pouvoir cosmique de visiter l’esprit d’un autre auteur ?
Cyrielle : Je vais rester dans les mangas, ça a bercé mon enfance. Celui qui m’a le plus marqué, c’est Sailor moon : les dessins, l’histoire, c’est vraiment atypique par rapport à ce qu’il y avait en France à l’époque. Très sensible, très féminin, je trouve qu’il y a une grâce dans le trait. Donc faire un tour dans l’esprit de Naoko Takeuchi, ça m’intéresserait bien.
Thierry : Dans l’esprit de Goscinny. Comme il est mort, je ne pourrai jamais le rencontrer, mais c’est plutôt ce genre de relation là : savoir comment il travaillait, comment il concevait son travail. Plutôt une rencontre que rentrer dans son esprit. Il y a un côté voyeur, j’aime pas trop. Je trouve déjà que dans ma tête c’est assez compliqué comme ça, alors allez voir dans celle des autres ça me gêne un peu. Mais le rencontrer, oui.

Si vous pouviez revenir en arrière, vous changeriez quelque chose ?
Thierry : Mais qu’est ce que c’est que cette question ? (rires)
Cyrielle : Ma carrière artistique n’est pas très ancienne mais pour le moment je pense que je ne changerais rien. Je suis contente de la façon dont ça s’est développé. Maintenant, il y a encore beaucoup de chemin à faire donc peut-être que d’ici quelques temps, je me dirais que j’aurais du faire telle ou telle chose autrement, mais pour le moment je suis contente, il n’y a que des belles choses qui m’arrivent. Et puis les difficultés forgent et c’est comme ça qu’on fait son chemin.
Thierry : Ce n’est pas tout à fait cette optique là, mais j’ai écrit un album sur le thème « être et avoir été », qui s’appelle Ainsi va la vie, aux éditions Drugstore / Glénat, qui parle un petit peu de cette question. J’invite donc tout le monde à le lire et je pense qu’ils auront pas mal de réponses là-dessus, même si ce n’est pas lié directement à ma carrière artistique. Quelque part, moi j’ai fait ce que je devais faire et je n’ai pas de regret vis-à-vis de ça. Mais par rapport à la vie en général, j’ai quand même écrit cet album sur ce sujet qui m’est très personnel.

Si vous deviez emporter un seul album de BD sur une île déserte ?
Cyrielle : Cette fois-ci, ça ne sera pas Sailor Moon : j’emporterai mes magnifiques exemplaires de Fushigi Yugi de Yuu Watase, la première édition qui est en une sorte de magnifique papier canson qu’on ne trouve nulle part ailleurs et qui n’existe plus. J’y tiens énormément et personne n’a le droit d’y toucher d’ailleurs. C’est collector, et c’est ces mangas là que j’emmènerais.
Thierry : Astérix. Mais s’il n’en faut qu’un, je cherche lequel... Je crois que ce serait Astérix chez les corses. Pourquoi celui-là ? Parce qu’il réalise un tour de force. J’ai rien contre les corses et c’est très joli la Corse, mais ils sont quand même relativement agaçants, je parle des indépendantistes. Ils ont une île qui est magnifique, et je ne crois pas que la France soit un état totalitaire et tyrannique envers eux. C’est pas la Birmanie quoi ! Je pense qu’ils sont quand même super bien là-bas. Ils ont ces revendications, que je peux comprendre dans l’absolu, et Goscinny traite de ça dans Astérix chez les corses d’une façon formidable, décontractée, avec beaucoup d’humour. Il arrive même à nous rendre leur identité très sympathique alors qu’en fait il traite aussi encore de la différence. D’ailleurs ça rejoint finalement Tokyo home, on est un peu là-dedans avec cet album là et je pense que c’est quand même un thème récurent chez moi, la différence, l’approche de l’autre. Et sur Astérix chez les corses c’est très beau.

Y a-t-il une question que je ne vous ai pas posée et à laquelle vous souhaiteriez répondre ?
Thierry : C’est une bonne question...
Cyrielle : Et c’est la première fois qu’on nous la pose ! Non je crois qu’on a réussi à parler de tout ce qu’on avait envie sur cet album jusqu’à présent...
Thierry : Ah si : « C’est un album franco-belge ou c’est un manga ? ». J’aimerais qu’on me la pose cette question.
Cyrielle : On te l’a déjà posée !
Thierry : Oui mais c’était des lecteurs et pas en interview. On nous l’a posée implicitement en fait mais pas directement, ils n’ont pas osé.

Manga ou BD ?
Manga ou BD ?

Et vous répondriez quoi ?
Thierry : Je pense qu’on aura chacun sa réponse.
Cyrielle : Pour moi, je pense que c’est ni l’un ni l’autre. C’est de la BD puisqu’on est en France et qu’on est français. Du manga, non. Effectivement, la narration qu’on a utilisée est beaucoup plus dynamique et s’apparente énormément au manga. Après, on n’a pas cherché à faire du manga : on a fait une BD qui nous faisait plaisir dans laquelle on s’est senti libre de faire ce qu’on voulait et donc ça a fait une sorte de BD ovni, ni manga ni BD. Donc vous ne pouvez pas nous mettre dans une catégorie, vous n’y arriverez pas ! (rires)
Thierry : A titre personnel, c’est un album franco-belge. A forte pagination et en noir et blanc, mais franco-belge. Fait par des auteurs français, et qui parle d’ailleurs des belges à l’intérieur... C’est un album très européen, ne serait-ce que par sa thématique. C’est juste son approche qui est un peu différente mais à la limite qui colle au public que l’on avait envie d’approcher.
Cyrielle : En fait, on nous associe au manga parce que c’est en noir et blanc, petit format et dont la narration s’apparente à du manga, mais c’est totalement de la BD française. On n’a pas prétendu faire autre chose.
Thierry : C’est vrai qu’il faudrait un jour quand même se poser la question et faire une vraie définition académique sur ce que c’est que du manga.
Cyrielle : du manga pour moi c’est une forme de narration différente, ca vient du Japon, c’est de la BD japonaise.
Thierry : Mais est-ce qu’un non japonais peut faire du manga ?
Cyrielle : Non. C’est comme pour le franco-belge, c’est de la BD française...
Thierry : Mais on a des espagnols qui font parfois de la BD franco-belge. Des italiens aussi...
Cyrielle : C’est « d’inspiration »... Pour moi le manga c’est une autre forme de narration, ils traitent énormément de sujets qu’on ne voit pas en franco-belge, c’est plus sociologique et ça touche vraiment toutes les tranches d’âge. Et aussi, même si en France on voit énormément ce style de dessins avec les grands yeux, il y a énormément de styles graphiques différents dans le manga. C’est une narration plus dynamique et qui traite de tous les sujets.
Thierry : Mais on serait presque un manga dans ce cas là... Tu vois, c’est ça la difficulté d’essayer de définir le truc.
Cyrielle : C’est vicieux...
Thierry : Ca doit être pour ça qu’on ne nous l’a pas posée.
Cyrielle : Mais en tout cas, on n’a pas cherché à faire du manga, dans le sens où les gens l’entendent, c'est-à-dire des personnages à grands yeux, des choses qui parlent du Japon... C’était pas le but. Après, effectivement, à vous de voir.
Thierry : On retourne la question : aux lecteurs de nous dire ce que c’est !
Cyrielle : Achetez-le et venez nous voir en dédicace.
Thierry : Voilà : venez nous le dire.

Merci !

Merci aux éditions Kana

Crayonné / planche terminée
Crayonné / planche terminée

Toutes les illustrations de l'article sont ©Cyrielle / Kana
Toutes les photos sont ©Planète BD