Lorsque 3 nouveaux auteurs sortent un premier diptyque de bande-dessinée selon un concept astucieux, cela interpelle. Quand en plus, le résultat est réussi, ça mérite une interview ! Edouard Chevais-Deighton, militaire dans la marine nationale quand il n'est pas scénariste de BD, nous donne à réfléchir à travers le diptyque l'Alternative, sur les conséquences parfois diamétralement opposées d'un simple choix de vie, via deux destins parallèles d'un même héros. Nous avons voulu en savoir plus, en direct de l'autre côté de la planète...
interview Bande dessinée
Edouard Chevais-Deighton
Bonjour Edouard. Pour faire connaissance, peux-tu te présenter : quel est ton parcours, comment en es-tu venu à faire de la bande dessinée ?
Edouard Chevais-Deighton : Bonjour à tous ! Je suis avant tout un gros lecteur, de romans, d'essais et de BD, que je collectionne grosso-modo depuis l'âge de huit ans. Et comme nombres de gens qui lisent beaucoup, j'en suis venu moi-même à écrire. Dans un premier temps, ce fut des nouvelles et même un roman (inachevé). Mais il faut croire que je n'avais pas le talent qu'il faut ou alors n'ai-je pas été assez persévérant... Quoiqu'il en soit, c'est une rencontre qui m'a finalement incité à tenter ma chance en tant que scénariste. Celle avec Jean-François et Maryse Charles au cours du festival de Buc en 2004. Rassemblés autour d'une table ronde, nous avons évoqué avec ces deux grands auteurs leur métier et leur propre parcours. Sur le retour, je me suis dis « pourquoi pas ? » et je me suis lancé. J'ignorais alors la somme de travail que cela nécessiterait pour, ne serait-ce que comprendre et utiliser les codes de ce métier. Mais heureusement, j'ai bénéficié du réel engouement qui existe au sein de certaines communautés du net. Et puis, il existe des livres de référence qui m'ont également aidé dans ce sens.
Comment t’es venue l’idée du concept de l’Alternative ?
ECD : Justement, ces livres commencent invariablement par la même chose : « À l'origine de toute histoire, il y a une idée de base ». Elle peut provenir de n'importe quoi : lecture, anecdote, reportage, film, chanson, etc… Il suffit d'être attentif et de laisser ensuite son esprit vagabonder. Dans le cas de L'alternative, ce fut la chanson de Jean-Jacques Goldman Si j'étais né en 17 en Leidenstadt. Qu'une personne de confession juive puisse avoir l'honnêteté intellectuelle de s'interroger sur quel aurait été son comportement s'il était né dans une Allemagne exsangue et avait été élevé dans la haine et le ressentiment, m'a interpellé. L'itinéraire parallèle d'une même personne en fonction d'un seul choix m'a semblé le meilleur moyen de l'exploiter.
Quelle problématique as-tu voulu cerner avec un propos pareil ?
ECD : « Peut-on en fonction d'un seul choix, devenir un salaud ou un héros ? » Nous agissons en fonction de notre conscience mais aussi de ce que nous ont inculqué ou transmis ceux qui nous ont accompagné pendant un moment de notre existence. De nos choix découlent des conséquences qui se traduisent par des chemins différents et entrainent eux-mêmes d'autres choix. Qui, un jour, ne s'est pas interrogé sur ce qui ce serait passé s'il avait agit différemment ? Je pense sincèrement que l'on peut devenir des personnes très différentes en fonction de ces choix. La notion de destin commun pour le héros, l'idée que quels que soient ces choix, il existe une destinée inéluctable pour chacun d'entre nous, est venue après. C'est une idée qui me semble assez flippante et à laquelle je n'adhère pas forcément, mais il m'a semblé intéressant de la mettre en scène.
Est-ce l’envie de faire un récit de guerre qui a découlé sur le concept des deux destinées parallèles, ou l‘inverse ?
ECD : Le concept. La période choisie était intéressante dans ce qu'elle a d'assez trouble pour qu'une même personne puisse se retrouver d'un côté ou de l'autre d'une barrière aussi fondamentale. Mais beaucoup d'autres périodes auraient pu convenir. Dès lors qu'il y a un conflit, il y a des choix à faire... Je ne crois pas en la neutralité.
Quels types de recherche fait-on pour parvenir à rendre cohérente cette double histoire ?
ECD : Ni plus ni moins que celles que l'on ferait pour deux histoires différentes. Avec néanmoins la nécessité d'établir des passerelles entre elles. Par exemple, prenons le personnage de Dimitri. Je voulais qu'il soit dans les deux cas un allié du héros. Mes recherches m'ont amené à découvrir que la légion étrangère comptait juste avant la guerre, nombres de russes « blancs » dans ses rangs. Par ailleurs, parmi les nombreux groupes collaborationnistes qui « écumaient » la capitale pendant l'occupation, on comptait celui d'une princesse géorgienne dont les membres étaient principalement des russes « blancs »… Dès lors, j'ai établi le fait que Dimitri serait un légionnaire qui allait aider le héros pendant la campagne de France dans le tome 1, qu'il quitterait l'armée à la signature de l'armistice en 40 et se joindrait à ce groupe par amour pour cette princesse géorgienne. Ainsi, il serait en mesure d'aider le membre de la Gestapo que le héros se trouve être dans le tome 2. Finalement il n'y a que le héros qui suit deux itinéraires. Celui des personnages secondaires reste très linéaire à quelques détails près.
Qu’est-ce qui pose le plus de problèmes pour huiler un tel mécanisme ?
ECD : En y repensant, je ne crois pas avoir rencontré de réelles difficultés dans l'établissement de ces parallèles. Ça a été une sorte de jeu que j'ai enrichi au fur et à mesure de l'écriture. J'y ai d'ailleurs pris un réel plaisir. Parfois, ce sont de simples clins d'œil que j'envoie au lecteur. Au final, les choses se sont imbriquées assez naturellement. Comme quoi, certaines frontières peuvent être très tenues... Néanmoins, je pense, avec le recul, que j'aurais pu aller plus loin, pousser plus encore cet aspect du concept. Hervé Richez de Bamboo, avec qui j'en ai parlé, m'en avait d'ailleurs fait la remarque. C'est le lot de beaucoup d'auteurs de porter un regard critique sur leur travail et les premiers, de pointer là où ils auraient pu faire mieux. Je sais par exemple, et l'on m'en a fait la critique, que résumer toute une vie en 54 planches était périlleux. J'ai pris le parti de ne raconter que certains épisodes de la vie du héros, ceux justement où j'établissais ces parallèles. Cela donne au final un récit qui peut apparaître haché à certains lecteurs et les empêcher par là-même de s'attacher véritablement au héros. C'est un écueil que j'aurais aimé éviter.
Y a-t-il des œuvres (roman, ciné, bd…) qui empruntent le même exercice et qui t’ont inspirées ?
ECD : Qui l'empruntent, oui. Qui m'ont inspiré, non. Pour la simple et bonne raison que je ne les connaissais pas avant d'écrire ce scénario. On m'a notamment parlé d'un film – je ne me souviens plus du titre – qui met en scène un résistant à qui l'on confie la mission d'abattre un collaborateur. Dans un cas, il exécute l'ordre, dans l'autre, non. Son destin se trouvera changé du tout au tout en fonction de son choix. Et puis, à paraître prochainement, il y a la série Destins dirigée par Frank Giroud qui explorera un concept similaire à travers 14 tomes. Je suis impatient d'en lire les premiers opus.
Dans l’Alternative, il n’y a pas de demi-mesure : soit Pierre est résistant et martyr, soit c’est un vrai salaud nazi. N’est-ce pas une vision un peu manichéenne ?
ECD : Tout à fait et tu n'es pas le premier à m'en faire la remarque. J'ai d'ailleurs un moment songé à inverser les rôles. Mais sans paraître plus simple, il m'est apparu comme plus naturel qu'ils soient distribués ainsi. Par ailleurs mon propos était justement de marquer la dualité de Pierre. Maintenant, il faut bien comprendre sa personnalité. En dehors du fait qu'il est un homme d'action s'adaptant à des situations parfois périlleuses, il reste un personnage qui par nature, exécute les ordres sans les discuter, sans remettre en question leur bien fondé à partir du moment où il adhère à la philosophie de celui qui les lui donne. Il y met toute son énergie et ce trait de caractère lui permet de ne pas trop se poser de questions. C'est peut-être d'ailleurs un des aspects du personnage à cause duquel les lecteurs auront ou ont eu du mal à s'identifier à lui. La seule personne qui puisse le faire agir en marge de ce principe de vie, c'est son amour d'enfance, Nicole. C'est ce qu'il fait dans les deux cas, en allant à l'encontre d'ordres formels dans le tome 1 et en la libérant dans le tome 2.
Comment as-tu « recruté » les deux dessinateurs qui ont travaillé chacun sur une moitié de diptyque ?
ECD : J'ai rencontré Stephan au hasard (heureux) d'une recherche documentaire. Il se trouve qu'il est un spécialiste de la première guerre mondiale. En postant sur un forum consacré à cette période, il a très aimablement répondu à mes questions. Dans son profil, il y avait un lien vers son blog. Que je me suis empressé d'aller visiter. Et quelle ne fut pas ma surprise en me rendant compte qu'il était également illustrateur. Je cherchais à l'époque un moyen de relancer L'alternative, projet refusé par tous les éditeurs contactés après un premier envoi. Je le lui ai donc proposé et il a presque immédiatement accepté tout en relativisant ses capacités avec la modestie qui le caractérise. Je connaissais Philippe depuis quelques années déjà. Nous correspondions beaucoup mais n'avions jamais collaboré autrement que sur une histoire courte pour un journal mort-né. Il connaissait déjà les thèmes que j'abordais dans L'alternative et quand je lui ai parlé du fait que je relançais ce projet avec Stephan, il s'est proposé comme deuxième dessinateur. Ce que je me suis empressé d'accepter.
Tous deux mettent le récit en images à l’aide d’un dessin réaliste en couleurs directes… c’était le cahier des charges ?
ECD : En plus de l'alternative narrative et historique, je voulais offrir au lecteur une alternative visuelle. Par ailleurs, il m'apparaissait comme nécessaire que les deux tomes sortent en même temps afin que le concept puisse être immédiatement saisi par le lecteur (somme toute, les deux histoires prises indépendamment l'une de l'autre ne présentent pas le même intérêt si elles n'ont pas leur pendant). Il fallait donc deux dessinateurs dont les styles soient proches. Le dessin réaliste s'est imposé de lui-même par la nature du projet. Le choix d'une colorisation directe a été proposé par Stephan et suivi par Philippe.
Comment ont-ils accueilli ce projet ? Quel est leur regard sur ce concept de choix déterminant sur le destin ?
ECD : Somme toute, je pense que ce genre de concept d'alternative, de choix ou de destin interpelle beaucoup de gens. Et Philippe et Stephan ne font pas exception. Néanmoins, Philippe a finalement rencontré plus de difficultés lors du développement du projet. La violence qui se dégage du personnage de Pierre dans le tome 2 va en effet à l'encontre de ses principes de vie et de sa grande sensibilité.
Quels sont leurs forces, leurs faiblesses, qu’as-tu retenu de cette première collaboration ?
ECD : A la base, Stephan est illustrateur. Il a eu plus de mal avec la mise en scène et à corriger l'aspect parfois un peu figé que l'on constate sur les premières planches. Mais au fur et à mesure du développement du projet, il s'est mis à prendre plus de risques, à parfois adapter mon découpage pour finalement arriver à des dernières planches très réussies. Indéniablement, sa très grande force est une mise en couleurs que je juge époustouflante. Pour reprendre l'expression de Frédéric Mangé qui nous a supervisés chez Glénat, Stephan a commencé cette aventure comme un illustrateur, il l'a finie comme un véritable dessinateur de BD. Philippe reste pour moi une énigme. Je suis toujours étonné qu'il n'ait jamais rien publié (mis à part un ouvrage auto-édité par le scénariste du projet) avant L'alternative. C'est un autodidacte qui peut faire à peu près tout ce qu'il veut. Je préfère toutefois lorsqu'il aborde des univers semi-réalistes dans lesquels il excelle véritablement. Je souhaiterais d'ailleurs sincèrement qu'un scénariste lui propose un projet de ce type au sein duquel il puisse s'épanouir artistiquement. Il a rencontré sur ce projet de nombreuses difficultés. Notamment comme je l'ai dis précédemment, du fait de son conflit avec la nature même du personnage qu'il mettait en scène. Ensuite avec la mise en couleurs directes qu'il ne maitrisait pas aussi bien qu'il le pensait au début. Au final, cela donne certaines planches que l'on est en droit de juger inégales. L'un comme l'autre sont de talentueux dessinateurs et que ce soit avec moi ou d'autres, je pense qu'ils sont appelés à une reconnaissance méritée au sein de la profession et auprès du public.
Il parait que tu habites en Polynésie… encore pour « quelques mois »… c’est un choix de vie comme celui de Pierre ?
ECD : Non, une obligation professionnelle. Je suis militaire, dans la marine nationale depuis un peu plus de vingt ans. C'est mon troisième séjour en Polynésie. Je rentre en métropole en juillet 2010.
Ton destin aurait-il été diamétralement opposé si tu étais resté en métropole ?
ECD : Peut-être pas diamétralement, non. Mais j'aurais vécu d'autres choses, j'ai la chance de faire un métier où l'on bouge beaucoup. Maintenant, si tu me le demandes d'un point de vue de ma carrière de scénariste, oui, à coup sûr. Certaines choses se seraient passées différemment que lorsque l'on se trouve à 18000 kilomètres de ses collaborateurs, avec un décalage horaire qui varie entre 11 et 12 heures... Par ailleurs, il est frustrant pour moi de ne pouvoir participer à la promotion de L'alternative à travers des festivals ou des rencontres en librairie. Mais on ne peut pas tout avoir, n'est ce pas ? Je m'apprête à fêter Noël avec une température extérieure avoisinant les 30°C...
Quels sont tes autres projets ?
ECD : Rien de signé à ce jour. Même si un de mes projets devrait passer prochainement en comité avec de bonnes chances de déboucher sur un nouveau contrat éditorial. Cela s'appelle Superstitions et comme son titre le suggère, aborde à travers plusieurs histoires courtes, les effets pervers ou bénéfiques que peuvent avoir ces croyances sur notre existence. Sinon, comme beaucoup de scénaristes, j'ai pas mal de projets (plus que de temps à leur consacrer malheureusement). Sans assurance néanmoins qu'ils soient acceptés par un éditeur... Pour ceux qui le souhaitent, j'en expose certains sur mon blog. Les commentaires y sont toujours les bienvenus.
Quels sont tes auteurs / œuvres de référence ? Quels sont tes dernières bonnes lectures ?
ECD : Indéniablement Frank Giroud dont je suis un grand admirateur. Je considère qu'il a apporté énormément à la BD avec des concepts aussi forts que Quintett ou Le Décalogue. Et puis, au risque de ne pas être très original, je dirais Gibrat, Lax, Michel Faure et Chabouté. Mais ce ne sont que quelques noms au milieu d'un océan de talents... Faute de temps, des prix pratiqués localement, du coût des envois par la poste de métropole, je ne lis pas autant de BD que j'aimerais. Aussi, chaque album reçu – et immédiatement dévoré – est un véritable plaisir. Néanmoins, si je devais n'en choisir que quelques uns lus dans l'année, ce serait Ken games, Il était une fois en France, D'artagnan, Quelques jours d'été/un îlot de bonheur et Tahya El-Djazaïr. Ce sont ceux qui m'ont le plus marqué.
Si tu avais le pouvoir cosmique d’entrer dans le crâne d’un autre auteur (pour cerner sa démarche, percer ses secrets… ou autre !), qui choisirais-tu de visiter ?
ECD : Hé hé hé, ce serait un pouvoir sacrément dangereux si tu veux mon avis... Laurent Galandon, pour sa capacité à raconter des histoires touchantes, à aborder des sujets graves tout en humanisant à l'extrême ses personnages. Mais vu que c'est un ami d'Internet, je m'abstiendrais probablement de le faire...
Merci Edouard et Joyeux Noël sous les cocotiers !