interview Bande dessinée

Frank Giroud

©Dupuis édition 2006

Scénariste entre autre du célèbre Décalogue, de Quintett ou de Louis La Guigne, Frank Giroud est atteint depuis quelques années d'une sévère frénésie éditoriale ! Il enchaîne les séries à succès avec des dessinateurs tous plus talentueux les uns que les autres... Un auteur qui énerve, quoi ! Les bédiens ont creusé la chose en faisant une petite introspection dans la peau d'un des maîtres du thriller en bande-dessinée...

Réalisée en lien avec l'album Quintett T4
Lieu de l'interview : Festival D'Angoulême

interview menée
par
27 septembre 2006

Bonjour Frank Giroud ! Comment ça va ?
Frank Giroud : A Angoulême, ça va toujours ! J’y suis venu pour la première fois en amateur en 78, et pour la première fois en tant que professionnel en 83, avec Louis La guigne. Depuis j’en ai bien manqué quelques uns, mais ce festival a tout de même une ambiance inimitable. Je suis donc très heureux d’être là, même si cela est très fatiguant car on fait la fête pendant 3 jours et on fait des séances de dédicaces qui durent beaucoup plus longtemps que prévu. Bref, c’est une sorte de petit cérémonial annuel auquel je n’aime pas déroger.

Pour faire connaissance, peux-tu nous résumer brièvement ton parcours ?
Frank Giroud : J’ai commencé très tôt à faire de la BD. Mais « faire de la BD » ne signifie pas forcément vivre immédiatement de sa plume. J’ai vendu mon premier scénario en 78, j’ai ensuite collaboré à des journaux du type Fripounet, dans diverses revues de presse enfantine. Et puis en 82 est sorti le premier tome de Louis La Guigne. Mais j’ai du attendre le tome 3 ou 4 de Louis La Guigne, c’est à dire les années 1985-86 pour commencer à vivre de la BD et pouvoir arrêter mes autres activités. Grâce à la notoriété apportée par cette série, j’ai pu faire un certain nombre de choses chez Dupuis. Enfin aujourd’hui, il y a le phénomène Décalogue qui me propulse dans une dimension supérieure. Avant le Décalogue, j’étais certes un auteur estimé, notamment grâce à mes albums publiés chez Aire Libre. Mais l’énorme succès commercial du Décalogue a considérablement changé mes rapports avec les éditeurs.

Comment a germée l’idée du Décalogue ?
Frank Giroud : Ce n’était pas au départ un objectif très clair. Autour d’une réflexion sur la création, j’ai tout d’abord écrit un récit qui s’appelait Nahik (qui correspond au tome 8 de la série). Et puis une fois terminé ce récit, je me suis senti un peu orphelin. J’ai donc inventé un rebondissement qui s’appelle les conjurés (tome 7). Puis je me suis aperçu que je n’avais pas raconté comment le frère était devenu fou, donc j’ai inventé l’épisode qui raconte comment a débutée sa démence (le tome 9). Et de fil en aiguille, j’ai bâti la saga…

C’est ainsi que tu enchaînes à présent les projets de même type, par exemple Quintett ?
Frank Giroud : Entre le moment où une idée passe du statut de projet à celui de série publiée, il s’écoule beaucoup de temps. J’ai donc eu le temps de préparer Quintett. Dans cette série, les 4 premiers tomes se passent durant le même laps de temps, mais à travers le regard de 4 protagonistes différents. Cela est une approche originale du manque total d’objectivité. La grande surprise viendra du tome 5, qui remet tout en question et l’ensemble sera, j’espère, au moins aussi marquant que le Décalogue. Dans chaque tome, chaque personnage vit une aventure indépendante et voit sa vie changer du tout au tout en un même endroit et au même moment. Le tome 5 est le seul qui ne sera pas indépendant mais entièrement lié aux autres. Les personnages s’apercevront alors qu’aucun n’a rien compris à ce qu’il lui est arrivé et qu’ils n’ont pas du tout vécu ce qu’ils croyaient avoir vécu. Les 5 albums sont dessinés par 4 dessinateurs différents, non pas cette fois pour des raisons de planning et de rapidité, bien que l’ensemble doit paraître en 1 an et demi. Cela est en fait une nécessité inhérente à l’histoire de recourir à 5 modes graphiques distincts.

As-tu été inspiré par le film éponyme de Kristof Kyslowscki lors de la création du Décalogue ?
Frank Giroud : Non, je n’en ai vu en tout et pour tout que deux épisodes. Du reste, Kyslowscki s’est inspiré du Décalogue de Moïse, chrétien, et constituait un ensemble de sketches qui n’ont aucun lien les uns avec les autres. Mon Décalogue à moi forme un tout cohérent.

Et avec le film Memento ?
Frank Giroud : Non plus, bien que le film Memento soit un véritable chef d’œuvre narratif. Il y a vraiment de quoi se régaler, c’est un petit bijou.

Comment vis-tu le succès du Décalogue ?
Frank Giroud : Très bien ! Je ne vois pas vraiment comment on pourrait vivre un succès autrement. Le fait d’être dans le métier depuis 20 ans me permet, j’espère, de garder la tête froide et de ne pas être trop grisé par le succès. J’ai donc évité l’écueil dans lequel sont tombés nombre de mes camarades, c'est-à-dire de profiter d’une certaine aisance financière pour prendre quelques années de vacances et perdre l’inspiration et le rythme de travail. J’ai donc préparé Quintett dès la sortie des 4 ou 5 premiers Décalogues. J’utilise surtout ce succès un peu dément, puisque l’ensemble des 10 tomes s’est vendu à plus d’1 million d’exemplaires. C’est un argument de poids auprès des éditeurs, qui me permet de faire à présent un peu ce que je veux ! Je débloque donc des tas de constructions narratives risquées mais enivrantes, des projets délirants, que je n’aurais absolument pas pu développer avant. Avant j’avais des contraintes inhérentes à tout auteur de BD qui n’a pas de passe-droits, c'est-à-dire l’impératif des 46 planches, des structures classiques. Je crois qu’aujourd’hui, je ne pourrai plus me lancer dans des séries « classiques ».

Pourtant L’expert est relativement assez classique ?
Frank Giroud : Non pas vraiment : dans L’expert, il y a deux récits imbriqués l’un dans l’autre, avec des retours permanents entre deux époques et il s’agit de ne pas perdre le lecteur en cours de route. A priori, c’est une histoire fantastique, puisque c’est l’histoire d’un peintre qui a réalisé un évènement qui s’est passé après sa mort. L’aspect fantastique est encore renforcé par la présence d’un vengeur, comme venu des siècles passés, qui élimine les descendants des personnages du tableau. Pourtant, on va s’apercevoir que l’explication est parfaitement rationnelle car elle trouve ses racines dans ce qu’il s’est passé 5 siècles plus tôt. C’est donc loin d’être un simple flashback.

Recevoir le prix Max et Moritz, cela ouvre également des portes ?
Frank Giroud : C’est surtout un prix prestigieux et une grosse satisfaction personnelle ! Mes prédécesseurs s’appelaient Van Hamme, Alan Moore et Pierre Christin, 3 géants de la BD. De leur succéder, pour moi, c’était énorme. Ceci dit, sur le plan commercial, cela ne change rien. Les prix ne change rien, mais ils font plaisir. Demandez dans un magasin de BD la semaine qui suit Angoulême : personne n’est capable de dire qui a eu le prix du meilleur album.

Cela ne te frustre t-il pas de ne pas dessiner tes scénarii ?
Frank Giroud : Non pas du tout ! Le dessin que je pratique est plutôt celui de carnet de voyages, c’est un dessin rapide pour saisir une ambiance, un bâtiment… Si je devais appliquer mon crayon aux contraintes de la BD, je ne le supporterais pas. Tracer des cases, des perspectives, refaire 50 fois le même personnage, c’est un véritable travail de stakhanoviste ! Heureusement, la plupart des dessinateurs sont des gens qui adorent leur travail. Et puis comme je ne travaille qu’avec des dessinateurs extrêmement talentueux qui me donnent entière satisfaction.

Par exemple, sur le Décalogue, tous les dessinateurs t’ont donné pleine et entière satisfaction ?
Frank Giroud : A des degrés divers, mais oui. Et certains parmi eux ont atteint le sublime ! Je pense par exemple à ce qu’a fait Michel Faure sur le tome 9, c’est extraordinaire ! Et bien d’autres, Joseph Béhé sur le tome 1… Globalement, les 10 tomes furent tous d’un niveau exceptionnel, ils ont tous leur charme.

Peux-tu parler des concepts du Légataire et des Fleury-Nadal, tous deux imbriqués à cette œuvre centrale, Le décalogue ?
Frank Giroud : Lorsqu'on lit Le Décalogue « à l'envers » c'est à dire du tome 9 au tome 1 (le 10 étant à part), on s'aperçoit que la plupart des personnages principaux appartiennent à la même famille : celle des Fleury-Nadal. La vieille dame qui se fait écraser au début du tome 1 est directement apparentée au capitaine de Bonaparte qui, dans le tome 9, s'enfonce dans les sables égyptiens. Or durant la conception de la saga, j'ai bâti la biographie complète de chacun d'eux, leur inventant une vie… dont seuls quelques mois ont été offerts au lecteur dans le cadre de ces neuf tomes. Désolé de voir ce matériau inutilisé et désireux de dévoiler quelques connexions inattendues, d'éclairer quelques zones d'ombre (qu'est devenue la sœur de Missak dans Le Vengeur ? Qu'a fait celui-ci entre les pages 9 et 10 de ce même tome ?) ou encore d'expliquer quelques réactions étonnantes (pourquoi Hector est-il aussi monstrueux avec son frère dans le tome 8 ?), j'ai décidé de lancer cette série « complémentaire », formée de one-shots ou de récits en 2 tomes maximum.
Quant au Légataire, il répond à l'envie des lecteurs (…et à la mienne !) de savoir ce que devenaient Gwen et Merwan à la fin chronologique du Décalogue. C'est aussi l'occasion d'exposer une autre hypothèse de travail, que je n'avais pas retenue au départ, à propos du testament de Mahomet.

Sans transition, comme dirait l’autre, passons à Mandrill. Combien de tome sont-ils prévus pour cette série ?
Frank Giroud : Je suis actuellement sur le septième. Paradoxalement, le cycle soviétique devait se régler en 2 ans parce que Barly Baruti dessine très vite et c’est bizarrement l’inverse qui cette fois s’est produit. Entre temps, il est retourné en Afrique chez lui à Kinshasa où il s’investit dans plein de choses. Je ne lui jette pas la pierre : il y fait un travail extraordinaire et bénévole pour ses compatriotes congolais. Le fait que ce soient les lecteurs et éditeurs français qui en pâtissent n’a guère d’importance au regard de ce dévouement. Mais depuis il est rentré, je viens de le voir, il m’a montré ses dernières planches. Je pense que d’ici 1 an on aura le tome 7, qui devrait clore le cycle et certainement la série.

L’expert, combien de tomes ?
Frank Giroud : J4 tomes sont prévus pour ce cycle. Néanmoins, s’il y a un engouement exceptionnel du public, j’ai d’autres développements dans mon chapeau. Quand j’ai créé ce personnage, l’histoire du tableau de Hans Rœdling n’était pas le seul récit. Il y a bien sûr largement de quoi faire, à partir du principe d’un objet mystérieux qui entraîne des dysfonctionnements dans le présent et qui nécessite une enquête dans le passé… dans mon chapeau j’ai donc vaguement une histoire de statuettes de bois brésiliennes, une autre sur des palimpsestes (manuscrit gratté pour récupérer du papier et réécrire par-dessus)…

En combien d’album est prévu la série Secrets ?
Frank Giroud : Secrets n’a aucune limites, au niveau du nombre d’histoires. Ce sera à chaque fois des histoires indépendantes, prévues en 1, 2 ou 3 tomes. L’écharde en comportera 2, le serpent 3, etc.

Peux-tu nous parler du Cercle de Minsk (combien de tomes, comment t’est venue cette idée… ?)
Frank Giroud : L'idée m'est venue au retour d'un long voyage en Amazonie, terre fascinante que j'avais parcourue en 94 et 95. Pour diverses raisons, le projet avait été mis de côté, mais je m'étais promis de ressortir cette histoire un jour ou l'autre. Lorsque Rodolphe et Elisabeth Haroche sont venus me trouver au nom d'Albin Michel, j'ai sauté sur l'occasion. J'ai réécrit le scénario tout en gardant la trame générale, et je l'ai proposé à JM Stalner, qui a considérablement progressé entre les deux premiers tomes. Les planches du second sont superbes ! Au total, ce thriller contemporain comptera cinq volumes.

Quels sont tes projets à venir, tes séries en prévisions, avec qui ?
Frank Giroud : Terminer les chantiers en cours ! A savoir Quintett, L'Expert, Le Légataire, Le serpent sous la Glace, l'Echarde et L'Ecorché. Dans le cadre de la collection Secrets, je suis en train de travailler avec Michel Faure sur Samsara, une histoire qui se déroule à Manchester et dans les Indes coloniales à la fin du XIXe, et avec Virginie Greiner sur un récit intimiste très « chabrolien », qui se déroule de nos jours, dans la petite bourgeoise de province. Pour la suite… je vous en dirai plus la prochaine fois !

Tu as voyagé sur tous les continents, est-ce que tu es un agent secret ?
Frank Giroud : C’est confidentiel. J’abats mon joker sur cette question.

Qu’est ce que tu penses de la manière dont est régi le monde aujourd’hui ?
Frank Giroud : Vous avez lu mes bouquins : Az’rayen, les oubliés d’Anam, Louis la Guigne etc. La réponse tient dans ce que j’ai écrit : je ne peux pas me satisfaire du monde tel qu’il tourne aujourd’hui. Pendant très longtemps, j’ai estimé que la solution pour en sortir, c’était la lutte individuelle et de masse. Aujourd’hui je pense qu’intervient une nouvelle dimension, que je prenais auparavant pour du nombriliste. Chaque individu, lorsqu’il réfléchit sur lui-même, sur son mode de fonctionnement, cherche à mieux se comprendre, et agit ainsi de manière extrêmement importante sur le monde. L’action sur soi-même a énormément de poids sur l’entourage. On ne pense pas, on n’agit pas, on ne pas parle pas impunément. Je ne renie pas l’importance de la lutte, mais l’impact de ses actes est infiniment plus important qu’on ne le croit.

Que s’est-il passé sur la série Jackson, pourtant très prometteuse ?
Frank Giroud : Eh bien tout simplement, Marc Rénier s’est disputé avec les éditions du Lombard. La série a donc été publiée jusqu’au tome 3 chez le Lombard et puis le tome 4 est finalement sorti chez un petit éditeur indépendant, Le Loup. si un éditeur se sent de rééditer la série, pourquoi pas : je l’ai relue dernièrement et je la trouve très bien. Mais aujourd’hui, je ne suis plus trop dans ce trip là et je crains qu’il y a peu de chances que je relance la série et que je fasse un tome 5…

Ta bio officielle nous a également appris que tu étais parolier !
Frank Giroud : Oui, notamment pour une chanteuse brésilienne, Alice Baker, mais aussi pour Juliette, plus connue sur un plan national, qui est selon moi une géante de la chanson. C’est un plaisir énorme que d’avoir pu collaborer avec cette très grande dame. A l’époque, c’étaient les premières paroles que j’ai écrites. Fasciné par cette chanteuse qui était proche de l’idéal de la chanson pour moi – jeu de scène fabuleux, superbes paroles, musiques exceptionnelle – je suis allé lui porter des paroles de chansons après un concert. Elle les a lues et elle a accepté de les chanter.

Qu’est-ce que tu penses du palmarès d’Angoulême ?
Frank Giroud : Ça ne m’intéresse plus depuis très longtemps. Je suis très content d’être ici, mais la politique des prix est tellement aberrante ! Angoulême, c’est le moyen de promouvoir la bande dessinée auprès d’un large public qui ne le connaît pas encore. C’est le seul moment dans l’année où tous les médias convergent ainsi vers la bande dessinée. Il est impossible que les français n’entendent pas parler d’Angoulême durant ces trois jours. Bref, c’est le moment où on va pouvoir leur expliquer que la BD, ce n’est plus seulement Tintin et les Schtroumpfs. Bien entendu, Chris Ware, la BD dite indépendante, ou ce que font les gens de l’association ont toute leur place dans l’univers du 9e art ! C’est une grande fierté pour moi que d’appartenir à un paysage aussi varié, dont font parti des albums tels que L’ascension du haut-mal, ou Persépolis. Cela veut dire que la BD a atteint une maturité égale à celle du cinéma ou de la littérature. Mais on ne peut pas commencer à parler de BD au grand public en lui mettant du Chris Ware dans les bras ! Je risque de faire hurler beaucoup de monde, mais il faut présenter quelque chose de beaucoup plus accessible ! Pour moi, quelqu’un comme Jean Van Hamme a bien plus sa place sur le podium du meilleur album, que certains auteurs qui écrivent certes des trucs très intéressants, mais beaucoup plus difficile d’accès.

Si tu étais un bédien, quelles seraient les BD que tu aimerais faire découvrir aux terriens ?
Frank Giroud : Parmi les sorties récentes, je recommanderait de lire Le tour de valse, L’enragé de Baru, Le sang des Valentines… Parmi les titres plus anciens, il y a Ballade au bout du monde, un cœur en Islande de Makyo. Dans l’humour, allez lire Jean-Claude Tergal de Tronchet…

Si tu avais le pouvoir cosmique de te téléporter dans le crâne d'un autre auteur de BD, chez qui aurais-tu élu domicile ?
Frank Giroud : (en plaisantant) Pour l’aider à améliorer ce qu’il fait ? Ça veut dire qu’il faut que je donne le nom d’un auteur de BD merdique… ? J’ai du mal à répondre à ce genre de question parce que mes influences, qu’elles soient littéraires, historiques, artistiques sont vraiment diverses. Je n’ai jamais été vraiment fasciné par une personne en général. Pour parler de mes influences, quand j’ai débuté, ce serait quelqu’un comme Jean-Michel Charlier à la grande époque des Blueberry. Il y a eu également Pierre Christin qui m’a fait comprendre qu’on pouvait faire de la BD militante tout en étant grand public… Jean Van Hamme est un fabuleux raconteur d’histoire… Greg est un dialoguiste hors pair… Il y a beaucoup de gens pour lesquels j’ai de l’estime, mais pas un auteur en particulier…

Merci Frank Giroud !