Dans cette seconde partie, le journaliste Gary Groth revient, toujours en compagnie de Jack Kirby et de son épouse Roz, sur la carrière de l'artiste avant la seconde guerre mondiale mais aussi sur la façon dont le couple a appréhendé cette époque. C'est le début des petits boulots, leur mariage et des souvenirs liés à la guerre contre les allemands. On y voit la volonté d'un homme, Jack Kirby, d'aller toujours de l'avant et d'y évoquer sa première collaboration avec Joe Simon, l'homme avec qui il créera le fameux Captain America...
interview Comics
Jack Kirby - 2ème partie
Réalisée en lien avec les albums Le Quatrième Monde T1, Kamandi T2, Kamandi T1, Jack Kirby Anthologie
Les questions sont l'œuvre de Gary Groth, la traduction est celle d'Alain Delaplace et les annotations de Jean Depelley.
À 18 ans, vous avez travaillé pour cette agence de presse et après ça, vous avez été assistant pour Max Fleischer.
Jack Kirby : Oui, j'avais rejoint le studio Fleischer.
Comment êtes-vous arrivé là ?
Jack Kirby : J'ai demandé à y entrer et le fait est qu'on ne m'a jamais vraiment rien refusé. J'ai fait de mon mieux et j'ai été accepté. J'ai ensuite travaillé avec les frères Fleischer et, eux, ils faisaient de l'animation. C'était fait à la chaîne. Pour dessiner un personnage en train de marcher, il fallait compter 6 dessins pour chaque pas puis le passer à un autre gars qui s'occupait alors du pas suivant. Cette grande table – on était nombreux à y travailler... C'était comme une usine, quelque part, comme celle où travaillait mon père. Ils fabriquaient des images.
Vous n'aimiez pas cela ?
Jack Kirby : Je n'aimais pas ça. Je voulais dessiner mes propres dessins.
Combien de temps avez-vous travaillé pour les studios Fleischer ?
Jack Kirby : Pas très longtemps. Je suis un individualiste. Je crois que j'ai toujours voulu faire ce que je voulais.
Sur quels dessins animés avez-vous travaillé ?
Jack Kirby : Betty Boop et Popeye.
Vous étiez un « intermédiaire ». Pouvez-vous me dire en quoi cela consistait ?
Jack Kirby : Un intermédiaire dessinait ce qui prenait place entre chaque mouvement. En d'autres termes, le type avant vous commençait à illustrer un mouvement, ça prenait 3 ou 4 dessins. L'intermédiaire, lui, dessinait ce qui se passait entre ça et le suivant. Il illustrait le personnage en train de commencer le geste. L'animation se faisait de cette manière. De la bonne manière. On fait encore comme ça en de nombreux endroits. Aujourd'hui, je travaille pour des maisons d'animation mais de façon individuelle. Je conçois une histoire, des personnages et ce sont les autres qui s'occupent de l'animation.
Vous devez avoir visité l'usine où travaillait votre père.
Jack Kirby : Jamais. Mais j'ai été visiter d'autres usines.
Dans quelle usine travaillait-il ?
Jack Kirby : C'était une usine de vêtements.
C'est drôle, mon père a à peu près votre âge et il a grandi à New-York, lui aussi.
Jack Kirby : Votre père mérite le respect car, comme moi, il a été l'homme qu'il fallait, au bon moment.
Vous avez tous les deux grandi à New York, à la même époque.
Jack Kirby : Oui et il se peut même qu'on ait fait l'armée en même temps. C'était horrible d'être appelé par l'armée parce qu'on était alors forcés de rencontrer des gens que l'on n'appréciait pas. On se retrouvait dans des camions avec des gens venants des quatre coins du pays. Il faut se rappeler qu'à l'époque, il y avait peu de communications. Très peu de gens avaient une auto et personne ne traversait le pays, ou alors en train. Les avions ne faisaient pas le trajet non plus.
Vous avez été appelé par l'armée ?
Jack Kirby : J'ai été appelé.
En quelle année ?
Roz Kirby : On s'est mariés en 1942.
Jack Kirby : Oui, j'ai été appelé en '42.
Roz Kirby : Je t'ai épousé...
Jack Kirby : Ouais, je sais bien que tu m'as épousé !
Roz Kirby : On s'est mariés en 42 et tu as été appelé l'année suivante, en 43.
Jack Kirby : Milieu 43. Ouais, parce qu'après, je suis allé suivre l'entraînement de base en Géorgie, à l'époque. Après l'entraînement, je me suis retrouvé dans le bus qui se rendait à Boston, à un port d'embarcation. Et qui est assis à côté de moi ? Nul autre que Mort Weisinger, de DC Comics.
Le connaissiez-vous, à l'époque ?
Jack Kirby : Je connaissais très bien Mort. Je connaissais tout le monde, chez DC.
Vous avez été appelé par l'armée à l'âge de 26 ans. Pourriez-vous décrire votre carrière dans les comics, avant cela ?
Jack Kirby : Ça marchait très bien pour moi. Je faisais Captain America.
Où êtes-vous allé, après les studios Fleischer ?
Jack Kirby : Je suis allé de Lincoln à Fleischer, puis il m'a fallu quitter Fleischer en catastrophe parce que je ne pouvais pas supporter leur façon de travailler. J'ai alors vu apparaître les premiers comic-books. Je me souviens les avoir vu accrochés dans les kiosques.
Je crois que vous avez travaillé pour Victor Fox. Est-ce là que vous vous êtes rendu par la suite ?
Jack Kirby : Victor Fox était une autre agence de presse.
Que faisiez-vous, pour Victor Fox ?
Jack Kirby : Des strips.
Vous étiez assistant sur une série intitulée Blue Beetle, je crois.
Jack Kirby : Oui, j'ai travaillé sur Blue Beetle et aussi sur une série intitulée Socko the Seadog. J'avais alors déjà rencontré Joe Simon.
Et Abdul Jones, aussi.
Jack Kirby : Oui. J'ai fait plein de strips pour de petites agences.
Comment aviez-vous obtenu ces jobs ?
Jack Kirby : Je me suis contenté d'aller les voir pour proposer ma candidature et c'est comme ça que je les ai eus.
Vous avez juste frappé à leurs portes ?
Jack Kirby : Oui.
Travailliez-vous dans leurs studios ?
Jack Kirby : Oui. C'était plutôt comme des sortes de lofts. De grands lofts, très spacieux.
Combien de personnes travaillaient dans ce type d'endroits ? Il y avait des rangées d'illustrateurs ?
Jack Kirby : Oui. Peut-être 5 ou 6 personnes, parfois plus. Cela dépendait de la taille de la compagnie en question et de qui étaient ces artistes. Les compagnies découvraient le monde des comics en même temps que nous sauf qu'eux s'intéressaient au business des comics, ce qui est quelque chose de complètement différent.
Vous faisiez les trois-huit ?
Jack Kirby : Oui.
Vous étiez payé à la planche ou bien à l'heure ?
Jack Kirby : À la semaine. Un montant fixe.
Et on attendait de vous que vous livriez un nombre donné de planches ?
Jack Kirby : Oui, il me fallait délivrer un nombre déterminé de planches qu'ils passaient ensuite au type qui me suivait.
Vous dessiniez à partir d'un script donné ?
Jack Kirby : En fait, j'essayais d'innover. Je livrais ma propre version de leur script et ma version passait ensuite au suivant dans la chaîne. ça a toujours fonctionné.
Arrêtez-moi si je me trompe – le studio réalisait ces comics puis les vendait en lots aux éditeurs qui les avaient commandés au studio.
Jack Kirby : Oui. Parfois, ils avaient leurs propres revues, comme Jumbo, ils les publiaient ainsi que d'autres magazines.
Quand vous travailliez pour les studios, est-ce que vous partiez de zéro ou bien est-ce qu'on vous donnait des consignes ?
Jack Kirby : On faisait tout de zéro. Je n'arrêtais pas d'inventer des trucs. Joe [Simon] passait beaucoup de temps avec les Goodman, à qui appartenait...
Je voulais dire quand vous étiez employé des studios.
Jack Kirby : Oh, avant Joe, je n'arrêtais pas d'improviser, de faire mon propre truc.
Les studios étaient la propriété de Victor Fox, Eisner et Iger — est-ce qu'ils étaient...
Jack Kirby : C'étaient eux, les patrons en charge du business.
Et est-ce que vous traitiez directement avec eux ?
Jack Kirby : Oui, ils me disaient ce qu'ils voulaient et me donnaient un espace de travail pour le faire.
Quand vous étiez employé des studios, quelle était votre attitude à l'égard des comics ?
Jack Kirby : J'avais l'impression que les comics devenaient de plus en plus populaire car c'était la littérature de monsieur tout-le-monde, l'art de monsieur tout-le-monde, la publication de monsieur tout-le-monde.
Et c'était comment, de travailler pour ces studios ?
Jack Kirby : Eh bien, le studio Eisner-Iger... C'était des gens très dynamiques, de vrais hommes d'affaires. Ils passaient leurs journées à appeler au téléphone des gens dont je n'avais jamais entendu parler. Ils faisaient tourner les affaires et ils voulaient que les choses soient faites d'une manière et pas d'une autre. Victor Fox, c'était un personnage ! Il regardait au plafond en tirant sur son gros cigare. Il était petit mais large d'épaules et il faisait des allers-et-venues avec ses mains croisées dans son dos en disant « Je suis le roi des comics ! Je suis le roi des comics ! ». On le regardait faire et, bien entendu, ça nous faisait marrer parce qu'il était comme ça, brut de décoffrage. Si vous le voyiez dans un film, vous reconnaîtriez tout de suite son personnage.
Quel âge avait-il, à ce moment-là ?
Jack Kirby : Il devait être dans sa quarantaine.
Vous saviez ce qu'il avait fait, avant ça ? D'où il venait ?
Jack Kirby : Non, du tout.
C'était apparemment une sorte d'escroc. Avez-vous jamais eu de problèmes avec lui ?
Jack Kirby : Non. Je ne pense pas que Fox ait escroqué qui que ce soit parmi les gens avec qui je travaillais. On était du menu fretin, pour lui. Il avait de grandes ambitions. Je crois qu'il est ensuite parti au Canada et qu'il y a disparu sans laisser de traces. Peut-être aspirait-il à devenir roi du Canada et qu'il n'y est jamais parvenu.
Il était comment, comme patron ?
Jack Kirby : C'était un bon patron. Il ne vous embêtait jamais. On lui rendait le nombre de planches demandées et il les publiait. Comme la plupart des gens dans ce métier, on s'entendait bien. Je n'aurais jamais imaginé apprécier quelqu'un comme Fox mais ça a été le cas. J'aimais vraiment bien ce type.
Est-ce que vous fréquentiez Fox, en dehors du travail ?
Jack Kirby : Non, je ne l'ai jamais vu en dehors du travail. C'était impossible, le fossé qui nous séparait était trop grand. Fox n'aurait jamais traîné avec un type comme moi. Comme je l'ai dit, Fox était un type ambitieux.
Et c'était comment, de travailler avec Eisner et Iger ?
Jack Kirby : Eisner et Iger étaient dynamiques, efficaces. Et ils n'étaient pas là pour se faire des amis. Non, ils étaient là pour produire. On a fini par devenir bons amis mais, alors, il fallait être professionnel et consciencieux. Eisner et Iger voulaient s'étendre, comme tout le monde. Ils faisaient des affaires, affaires dont je faisais partie et mon job consistait à produire pour eux. Alors j'ai fait de mon mieux pour produire.
Étiez-vous directement en contact avec Iger et, ou Eisner ?
Jack Kirby : Le plus souvent avec Eisner.
Comment avez-vous rencontré Joe Simon ?
Jack Kirby : On se retrouvaient tous dans les bureaux et on était nombreux. Je n'avais jamais rencontré quelqu'un comme Joe. Je n'avais jamais rencontré quelqu'un originaire de Syracuse. Je n'avais jamais rencontré quelqu'un qui ne soit pas de New-York. Joe ressemblait à un politicien, il était impressionnant et il l'est encore, aujourd'hui. Ils nous a décroché de nombreux contrats qui étaient tout à fait honnêtes. Et ce type de contrats, à l'époque, ça ne courait pas les rues. Les comics sont, tout d'un coup, devenus un vrai business. Je n'avais jamais côtoyé d'avocats mais si on ne s'en entoure pas, on se trouve très vite en bas de l'échelle.
À l'époque, quand vous vous êtes associé à Joe Simon, est-ce qu'ensemble vous avez créé –
Jack Kirby : Oui, on travaillait en tandem.
À ce moment là, vous ne vous rendiez apparemment pas compte que beaucoup de gens allaient tirer profit de votre travail, que beaucoup d'argent allait être en jeu.
Jack Kirby : Oh, on en avait bien conscience, mais je n'y connaissais rien en affaires. Je ne savais pas par où commencer. J'étais un gamin du Lower East Side qui n'avait jamais vu un avocat de sa vie et qui n'avait jamais fait de business. J'étais issu d'une famille où, comme dans beaucoup d'autres, on n'y connaissais rien de rien au monde des affaires.
Aviez-vous jamais envisagé d'aller voir un éditeur et de lui dire hé, je pense que ça vaut beaucoup plus que ce que vous me payez pour le produire ?
Jack Kirby : On ne se rendait pas compte de la valeur de notre travail. Joe avait les chiffres des ventes et il a fallu que j'apprenne à les comprendre. Les comics, c'était nouveau et ça devenait vite très populaire tandis que j'étais payé à la planche.
Et vous étiez conscient de ça ? Du fait que les compagnies se faisaient une fortune avec vos comics alors qu'on vous payait un tarif fixe, à la planche ?
Jack Kirby : Oui. Et ça m'allait dans la mesure où j'étais effectivement augmenté. Ne vous méprenez pas, plus les comics se vendaient, plus j'étais payé cher et je trouvais ça génial. J'avais le même objectif que mon père : gagner ma vie et fonder une famille et j'étais bien parti. Mon rêve consistait à gagner de l'argent de manière à pouvoir me permettre tout ça et de vivre dans une maison qui me plairait.
Avez vous jamais réalisé la différence entre les sommes que gagnaient les compagnies avec votre travail et celles que vous, vous receviez ?
Jack Kirby : Je m'en moquais. Je n'arrivait pas à concevoir ce qui se tramait, dans ces bureaux. Je ne m'imaginais pas travailler avec des comptables. Je ne me voyais pas travailler avec des gens du marketing. Je ne comprenais rien à la distribution. Je n'y comprenais rien parce que je n'arrivais pas à l'imaginer. Je n'avais jamais dirigé ma propre affaire, je n'avais jamais dirigé une grosse compagnie et les comics étaient en pleine explosion. Superman engendrait un business énorme. Ils avaient à leur disposition tous les moyens nécessaires pour faire tourner un gros business.
Vous en vouliez aux éditeurs ?
Jack Kirby : Non, je ne leur en voulais pas. En réalité, je m'entendais bien avec eux. Quand je voulais un peu plus d'argent, il me le donnaient.
Roz Kirby : Ils te jetaient des os à ronger.
Jack Kirby : Ouais, ils me jetaient des os et ils m'aimaient bien.
J'en suis sûr..
Jack Kirby : Je m'entendais bien avec eux.
Quand vous travailliez dans votre studio, avec Simon, étiez-vous seulement tous les deux ou bien est-ce que vous aviez d'autres collaborateurs ?
Jack Kirby : On avait un lettreur.
Est-ce que les compagnies vous communiquaient des scripts que vous illustriez, ensuite ?
Jack Kirby : Je n'acceptais jamais leurs scripts. DC m'envoyait des scripts et je les jetait par la fenêtre.
Pourquoi ça ?
Jack Kirby : Je n'aime pas ce qui planifié à l'avance. Moi, je conçois, eux, ils planifient. OK ?
[Rires] J'aime bien.
Jack Kirby : C'est pour ça que mes titres se vendaient. Captain America était réel, tangible. Quand Captain America se battait avec une douzaine de types, il leur collait une raclée et, en plus, les lecteurs voyaient comment il y arrivait.
Vous n'aviez qu'un lettreur comme autre employé, dans votre studio ?
Jack Kirby : Oui, c'est ça.
Pourquoi ne pas avoir embauché cinq autres dessinateurs ? Ça aurait augmenté la productivité.
Jack Kirby : Je ne voyais pas les choses comme ça. On avait des artistes qui se chargeaient de l'encrage pour nous et aussi du lettrage mais en ce qui concerne les histoires mêmes, j'étais le seul à la barre.
Chez Simon et Kirby, c'était Simon qui gérait les affaires ?
Jack Kirby : Oui, Joe s'occupait des affaires.
C'était un partenariat officiel ?
Jack Kirby : Oui, c'était un partenariat tout à fait légitime.
En parlant de la période précédant la deuxième guerre mondiale, quand vous réalisiez des comics, est-ce que vous étiez amis avec d'autres dessinateurs ? Comment ça se passait, entre vous ?
Jack Kirby : On traînait souvent ensemble. Je connaissais très bien Mort Meskin. Tous les dessinateurs se connaissaient. Je traînait souvent avec Joe [Simon], bien entendu. On était très proches.
Les comics vous obsédaient ?
Jack Kirby : Oui, tout le temps. Je me souviens du jour où j'ai rencontré Roz. On est sortis ensemble avec Joe et sa copine. On les a emmenés à Time Square. L'atmosphère était électrique mais nous, les jeunes, on s'en fichait. Si vous avez vu le film Brighton Beach Memoirs, vous avez peut-être vu les maisons de l'époque. C'était des maisons à deux étages. J'ai vu Roz et, par la suite, j'ai dû faire détaler cinq prétendants.
Vous vous êtes rencontrés vers 1940 ?
Roz Kirby : Quand j'ai rencontré Jack, il m'a demandé si je voulais aller dans sa chambre pour voir ses esquisses. Et j'ai accepté. Imaginez ma surprise quand il m'a sorti ses dessins pour de vrai ! [Rires.]
Jack Kirby : Faut regarder les choses en face, j'étais plutôt naïf..
En amour comme en affaires. [Rires]
Jack Kirby : Non, je n'étais pas naïf en amour. [Rires.] J'ai toujours été le même. Elle avait alors cinq petits amis dont un pianiste. Je me suis glissé derrière lui et je lui ai dit « Ce serait terrible si le couvercle du clavier venait à se refermer brutalement sur tes doigts. Ce serait extrêmement douloureux, non ? » j'ai ajouté « Ta place est à Hollywood West, tu joues trop bien pour cet endroit. » Il a compris ce que je voulais dire et il a disparu.
Vous viviez à Brooklyn à l'époque ?
Jack Kirby : Oui.
Quand est-ce que vous avez déménagé du Lower East Side pour aller à Brooklyn?
Jack Kirby : Je commençais à me faire de l'argent. Brooklyn c'était génial. Brighton Beach, aussi.
Est-ce que le studio Simon et Kirby était à Manhattan ?
Jack Kirby : Oui, il se trouvait à Tudor City .
À ce moment-là, à quoi ressemblait votre vie sociale ?
Jack Kirby : On allait au cinéma, voir des films. On a vu Sammy Kay .
Vous étiez un fan de Big Bands ?
Jack Kirby : Non, pas vraiment. Mais je me disais qu'il fallait aller en voir. Je l'ai aussi emmenée faire du cheval – alors que je n'en avais jamais fait de ma vie. Je voulais l'impressionner. C'était sincère, venant de ma part. Je voulais Rosaline et j'allais tout faire pour qu'elle devienne ma petite amie. J'ai acheté des bottes de cavalier et on est allés faire du cheval et j'ai failli faire une chute.
Roz Kirby : Il a eu droit à ces chevaux qui sont plutôt lents...
Jack Kirby : C'était la faute des chevaux. [Rires] Je ne suis jamais remonté sur un cheval. J'étais un très mauvais cavalier.
Alliez-vous danser ?
Jack Kirby : Ouais, on dansait bien. On était plutôt moyens.
Roz Kirby : Puis il a été appelé par l'armée.
Aviez-vous jamais quitté New-York avant la guerre ?
Jack Kirby : J'ai été envoyé en Georgie pour m'y entraîner. J'y ai rencontré de vrais gars du Sud, des Texans.
Ça devait être palpitant.
Jack Kirby : Ça l'était, pour moi.
Vous avez été appelé en 43—
Jack Kirby : Je suis rentré en 44. J'ai été appelé à la fin de l'automne 43. J'ai suivi mon entraînement en Géorgie, en pleine cambrousse.
Vous étiez dans l'armée au sol, c'est ça ?
Jack Kirby : J'étais dans l'infanterie. On a d'abord été envoyés à Liverpool avant d'aller à Southampton qui a servi de port d'embarcation pour l'attaque en Normandie. Je suis arrivé en Normandie 10 jours après le débarquement. Tous ceux qui y avaient laissé leur peau gisaient encore là.
Êtes-vous arrivés à bord d'un de ces véhicules amphibies ?
Jack Kirby : Oui, j'ai débarqué d'un LST . À mon arrivée, les corps étaient entassés là.
Sur quelle plage avez-vous débarqué ?
Jack Kirby : Omaha.
Au départ, vous attendiez-vous à être appelé par l'armée ?
Jack Kirby : Je me disais que ça pourrait arriver, mais je ne savais pas quand. J'étais un homme marié et c'est pour ça que je n'avais pas été appelé plus tôt. Ce qui est dingue c'est que, quand j'ai été appelé, j'ai dû me rendre au 480 Lexington avenue, là où se trouvait DC Comics.
[Rires.] Je suppose qu'on peut donc dire que vous y avez été appelé deux fois. Comment s'est passé la vie militaire ?
Jack Kirby : Je n'ai guère apprécié la vie à l'armée. Je n'aimais pas recevoir des ordres. Je n'aimais pas la discipline. Je n'aimais pas qu'on me crie dessus. Mais je ne pouvais pas me permettre de frapper le sergent car on pouvait se prendre 10 ans pour ça.
Mais ça ne vous empêchait pas d'y penser.
Jack Kirby : Non, mais je gardais mon calme. Mais à la minute où j'ai vu les allemands, je peux dire que, oh oui, j'étais content. J'ai pu me lâcher sur eux.
Vous êtes revenu aux U.S.A. avant la fin de la guerre ?
Jack Kirby : Je revenais de l'hôpital. J'avais ce qu'on appelle un « pied de tranchée». J'ai passé 6 mois à dormir dans la neige et quand vous faites ça aussi longtemps... La boue était gelée, la neige, le vent, aussi... Tout était gelé. Mes jambes ont gonflé et sont devenues éléphantesques. Dans l'ambulance, des gars avaient les jambes noires. Les miennes étaient pourpre foncé. Ceux qui avaient les jambes noires les ont perdues. Les miennes étaient pourpres. Je me demandais comment ils allaient pouvoir soigner ça ! J'avais un mal de chien, j'étais au 36e dessous... C'était horrible. Je crois bien que j'étais le type le plus dangereux qui soit, à ce moment-là. Je me suis retrouvé à Paris et là, Murray Boltinoff et Mort Weisinger entrent dans ma chambre d'hôpital. Ils étaient alors éditeurs chez DC. Mes jambes étaient d'un joli bleu et eux, ils me disent, « Allez viens, Jackie ! Viens visiter Paris » ils ne savaient pas de quoi je souffrais. Eux, ils s'éclataient, à Paris. « Il faut que tu voies les filles d'ici, elles sont superbes !». Je les ai regardés et je les ai traités de tous les noms. Ils ont eu une telle frousse qu'ils sont sortis de ma chambre. J'étais en train d'envoyer promener des éditeurs, moi, un dessinateur !
Après ça, vous étiez en Angleterre ou en France ?
Jack Kirby : En Angleterre. On rentrait tous à la maison. Je me suis retrouvé sur un remorqueur, un remorqueur médicalisé qui a tangué tout le long du voyage. J'avais un tel mal de mer... ça nous a pris 9 jours alors qu'il n'en n'a fallu 3 au Queen Mary. On m'apportait les plats les plus fabuleux que j'avais jamais vus. Le personnel hospitalier nous traitait merveilleusement bien. Ils m'apportaient des plats que je n'avais pas vus depuis ce qui me semblait être des années et je ne pouvais même pas les manger. Ça aussi, ça a été frustrant.
Vous m'avez montré une histoire que vous avez illustrée au début des années 80 et c'est le seul récit autobiographique que vous avez jamais fait, à ma connaissance. Pourquoi l'avoir fait et pourquoi pas avant ?
Jack Kirby : C'était une expérience, pour tester mes talents de conteurs. À l'époque, je racontais les choses que je connaissais. Pour être franc, je n'ai jamais menti de toute ma vie et je n'ai toujours dessiné que la vérité. Dans certains cas, la situation peut-être paraître incroyable ou bien peut-être que je vous raconte quelque chose que je vous ai déjà raconté auparavant mais, en tous cas, je ne mens jamais. Même si j'exagère les choses, elles auront toujours...
Un fond de vérité ?
Jack Kirby : Oui. ça sonnera authentique et ça aura toujours l'air authentique. Les personnages seront toujours fidèles à ce qu'ils sont et à ce qu'ils feraient dans le monde réel.
Roz Kirby : Il voudrait savoir pourquoi tu n'as jamais écrit d'histoire concernant ta propre vie avant 1984.
Jack Kirby : Je pense que personne ne m'aurait cru. Tellement de choses me sont arrivées qu'on en aurait dit qu'il était impossible que tout cela arrive à une seule et même personne. Qui aurait pensé que j'aurais marché dans des villages français, rencontré des SS ou des fermiers français ? Qui aurait pensé que j'irais dans le Bronx ou encore à Brooklyn, là où j'ai rencontré Roz ? C'est à Brooklyn que j'ai rencontré ma femme. Laissez moi vous dire ceci : la plupart des gars qui vivaient dans l'East Side y sont restés. J'ai fait partie d'eux mais, pour une raison qui m'échappe, je haïssais l'East Side. Je détestais être pauvre. Je détestais devoir me battre chaque jour rien que pour pouvoir apprécier ma journée. Je n'aimais pas me battre mais je me suis battu pendant si longtemps que j'ai appris à aimer ça. À l'armée, on avait des cours de judo et moi et un autre type on a été les seuls à aller jusqu'au bout au sein d'une classe de 27. Oui, j'ai appris à aimer ça parce que je savais que je pouvais être bon dans ce domaine. Je me suis toujours efforcé d'être bon dans ce que je faisais.
Une des choses qui m'ont le plus impressionné dans cette histoire est votre capacité à retranscrire le quotidien. Les rues étaient sales et on peut presque toucher la boue et sentir l'odeur des détritus, encore plus ici que dans vos œuvres sur les super-héros. Aviez vous l'impression de pouvoir retranscrire une ville de manière réaliste plus facilement à travers votre autobiographie ?
Jack Kirby : Oui, c’est vrai, je pouvais dessiner la ville telle qu'elle était. Je m'en souviens très exactement, de chaque brique, des ordures dans les rues et des débris flottant vers les égouts. Je me souviens des gens réunis autour d'un lampadaire, la nuit, et discutant dans leurs langues à eux. Il y avait des grand-mères, des mères avec leurs fichus, leurs châles et leurs robes bon marché. Il y avait quelques vieux, genre grand-pères. Le père se retrouvait toujours dans un bâtiment quelconque, quelque part, à jouer aux cartes avec des hommes de son âge. Il n'aurait jamais rejoint sa femme pour aller papoter avec les voisins. Chaque père maître de lui-même et faisait ce que bon lui semblait. Si votre mère partait faire des courses, votre père ne l'accompagnait jamais. Il était au travail. Je crois que les pères se sont habitués au style de vie consistant à traîner avec les autres, à l'usine, et que, même rentrés chez eux, c'était le genre d'environnement qui leur était familier.
Et quand vous dessiniez des super-héros comme Captain America ou les Fantastic Four, est-ce que vous vous disiez que vous ne pouviez pas injecter autant d'authenticité dans les histoires ? Vous était-il impossible de vous pencher autant sur les personnages que vous ne l'aviez fait avec cette histoire autobiographique ?
Jack Kirby : Je n'en n'avais pas le temps. Il fallait que je travaille vite. Il me fallait illustrer trois planches par jour, peut-être plus. Il fallait composer les planches, équilibrer l'ensemble. Je m'occupait de tout, sur ces planches – les expressions des personnages, leurs motivations... J'avais tout ça en tête, en permanence. J'écrivais mes propres histoires. Personne n'a jamais écrit pour moi. Je mettais mes tripes dans chaque histoire et c'est sorti comme ça, au final. Mes histoires ont commencé à attirer l'attention parce que le lecteur lambda arrivait à s’identifier à elles.
Et que pensiez vous des gens en charge d'encrer vos dessins ? Auriez-vous préféré vous en charger vous-même ? Ou bien est-ce que vous vous en moquiez ?
Jack Kirby : Non, je m'en fichais. L'aspect technique de la chose ne m'a jamais préoccupé. En réalité, les différents encreurs avaient eux-même des styles différents et j'aimais bien voir mes dessins être encrés dans ces différents styles. Les gens qui travaillaient pour les comics étaient des types supers. On s'est bien entendus et c'est une des raisons pour lesquelles j'ai aimé faire des comics.
Découvrez la troisième partie de l'interview de Jack Kirby