Auteur passionnant et passionné par l’Algérie où il est né, Jacques Ferrandez arpente le 9ème Art depuis la fin des années 70. Ses Carnets d’Orient nous ont fait voyager, son adaptation de l’Hôte d’Albert Camus nous a captivé, ses enquêtes de Raffini nous ont interpellés. A l’occasion de la sortie d’Alger La Noire, nous avons discuté avec lui de son parcours, de ses influences et de son actualité. Rencontre avec un monument de la bande dessinée, très disponible et d’une infinie gentillesse.
interview Bande dessinée
Jacques Ferrandez
Jacques Ferrandez, Bonjour. Pouvez-vous vous présenter brièvement aux lecteurs de planetebd ?
Jacques Ferrandez : Cela fait plus de 30 ans que je suis auteur de BD. J’ai commencé dans la revue À suivre en 1978 avec Rodolphe, qui était à l’époque mon scénariste. C’est lui qui m’a proposé de m’écrire des histoires. Parallèlement, j’ai réalisé des albums en solo, Arrière-pays, puis Nouvelles du pays, des albums autour du monde rural contemporain, ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui des BD-reportages. Ensuite, je me suis attelé à une histoire que j’ai découverte en raison de mes origines, étant moi-même né à Alger à la fin de l’année 1955. Je me suis intéressé à l’histoire de l’Algérie, depuis la conquête et la colonisation, jusqu’à la Guerre d’Algérie. J’ai commencé à vouloir essayer de traiter le sujet en prenant la chose chronologiquement. Ça été Carnets d’Orient, un premier cycle sur la période coloniale et un deuxième cycle sur la guerre d’Algérie. 10 albums sur le sujet où j’ai été à la fois scénariste et dessinateur. Et c’est une histoire qui m’occupe depuis plus de 25 ans, avec des excursions vers d’autres domaines.
Comme le polar…
JF : Oui, c’est un domaine qui me passionne. J’avais déjà adapté des polars comme l’Outremangeur et la Boîte Noire en collaboration avec Tonino Benacquista, un grand de la littérature noire. En 2006, j’avais lu, quand il était sorti, Alger la Noire de Maurice Attia. Voulant revenir au polar récemment, je me suis mis en tête de l’adapter. J’ai rencontré l’auteur et on a envisagé de faire une adaptation en bande dessinée, pour qu’elle sorte au moment du cinquantenaire de la fin de la Guerre d’Algérie.
Vos Carnets d’Orient sont solaires, lumineux. A l’inverse Alger la noire est plus sombre, plus crépusculaire. Comment avez-vous fait pour passer d’un univers à l’autre, tant au niveau du dessin que de la couleur ?
JF : D’abord, j’ai plusieurs veines dans mon travail, des choses assez différentes, toujours en essayant de mettre le style de dessin au service de la narration. Dans Arrière-pays, j’avais choisi d’éliminer tout ce qui était noir et de garder uniquement le trait de contour. J’ai fait quelque chose de très léger à l’aquarelle, alors que j’avais commencé avec des polars publiés en noir et blanc, très inspirés par Tardi. Et quand j’ai pu faire cette histoire (Arrière pays) en couleurs, je n’ai gardé que le trait de contour, j’étais habitué à changer non pas de style, mais disons de vocabulaire graphique en fonction de ce que je racontais. Sur Alger la Noire, j’ai voulu que ce soit différent. Par exemple, il n’y a aucune aquarelle de fond de page, ce qui est un peu ma marque de fabrique dans Carnets d’Orient. Là, on est sur la tension du récit, sur l’aspect factuel du récit, d’où des couleurs plus sombres.
Vous avez déjà adapté Jean de Florette, Manon des Sources, L’outremangeur, La boîte noire. Comment avez-vous procédé cette fois pour le roman de Maurice Attia ?
JF : Le roman de Maurice Attia fait plus de 400 pages. Il a fallu contracter pour se plier au mode d’expression particulier qu’est la bande dessinée. Dans Alger la Noire, la narration est assez littéraire : chaque personnage prend la parole tour à tour, comme si c’était des voix subjectives, et le récit s’articule autour de ces différents personnages. Je ne pouvais pas tellement garder ça pour la bande dessinée ou alors il m’aurait fallu 400 pages de bande dessinée ! Je me suis donc concentré sur la tension du récit.
Pourquoi avoir adapté Alger la noire en BD ?
JF : Ce qui m’a plu dans l’intrigue, c’est que l’inspecteur Paco Marinez s’obstine à trouver la solution de ce double-meurtre, alors que le pays est à feu et à sang avec des centaines de morts chaque jour. Comme si lui-même devait s’oublier un peu et faire abstraction de tout ce qui se passe autour de lui. Il faut signaler que Maurice Attia est psychiatre de métier. Son ouvrage a donc une forte connotation psychanalytique. Paco est lui-même orphelin, son père est mort pendant la guerre d’Espagne, une autre guerre civile. Il y a une légende familiale qui veut que son père anarchiste ait été tué par les communistes. En fait, on va apprendre la vérité en cours de route. Il a deux femmes dans sa vie : sa grand-mère qui l’a élevé et sa fiancée, qui est une rousse incendiaire unijambiste, qui a perdu une jambe pendant l’attentat du casino de la corniche en 1957. Beaucoup de personnages sont abîmés comme l’Algérie, qui plonge dans le chaos total. Ils ont des choses à régler par rapport à leur passé par rapport aux évènements qui se déroulent.
L’ambiance du récit est très pesante…
JF : On est dans une ambiance de fin du monde. Chacun essaie de se débrouiller avec ça, de survivre, car il y a des attentats, des bombes qui pètent partout. On est dans une situation d’état de siège. Tout ça est rigoureusement exact sur le plan historique par rapport au déroulé pratiquement jour par jour de ce récit. C’est ça qui m’intéressait. En plus, je connaissais bien à la fois les lieux et la période, que j’avais déjà traitée dans un de mes albums, Terre Fatale, qui se déroule au même moment et au même endroit.
Alger la noire s’inscrit dans une trilogie. Allez-vous adapter les deux autres romans ?
JF : Pour l’instant, non. On en a parlé avec Maurice Attia. Je lui avais bien dit, dès le départ, que je souhaitais adapter ce roman-là sans présager du reste. Les deux autres romans sont des romans fleuves de 500 pages ! Et puis j’ai d’autres projets, aussi. Je n’ai pas l’intention de passer 5-6 ans de ma vie là-dessus. Ça se fera peut-être en fonction des évènements à venir, qui sait ?
Votre actualité est riche. Actuellement, il y a une exposition au musée de l’Armée à Paris, Algérie 1830-1962, pour laquelle vous avez apporté votre pierre à l’édifice. Pour quelles raisons ?
JF : C’est une forme de reconnaissance de mon travail. Ça m’inquiétait un peu, au départ, parce que je me demandais ce que l’on allait raconter dans cette exposition. Quels seraient les historiens qui participeraient au projet ? Ce qui m’intéressait surtout, c’est de sortir du discours habituel de l’institution qu’est l’armée. 50 ans après les évènements, j’ai senti que tout le monde était prêt à raconter, sans tabou, tous ces épisodes de l’histoire commune entre la France et l’Algérie ! On retrouve dans l’exposition tout un dispositif scénographique qui met en évidence la violence de la conquête depuis 1830. Il y a des uniformes, des collections du musée de l’armée et du Louvre, et beaucoup d’autres éléments provenant d’institutions. La question de la torture est également abordée. Le livre d’Henri Alleg, La question est mis en avant. C’est cette démarche-là qui m’intéressait.
Si vous aviez le pouvoir cosmique de rentrer dans le crâne d’un auteur de BD, chez qui iriez-vous faire un tour ?
JF : (Rires) Je n’ai pas ce genre de fantasme. Ma personne me suffit amplement. Déjà dans mon crâne ce n’est pas si simple !
Merci Jacques !