Avec 14 signatures de scénario en 2003, dont une grosse moitié de nouvelles séries, Jean-David Morvan est l'auteur le plus prolifique de l'année passée (les bédiens ont compté : Johan Sfar s'est fait griller). Profitant de la sortie du premier tome de Fleau.World chez Dargaud, les bédiens sont allés tâter la bête !
interview Bande dessinée
Jean-David Morvan
Bonjour Jean-David ! Nous entrons directement dans le vif du sujet via un listing un peu particulier : TDB 1, Sillage 6, Cycles de Tschaï 4 &5, Al Togo 1, Troll 4, La Mandiguerre 2, Lord Clancharlie 1, Je suis morte 1, Jolin 1, Reality show 1, Merlin 6, Zorn et Dirna 2, Fleau World 1… Jean-David, y-a t-il une bd que tu n'as pas scénarisée cette année ? [NOTA : sans compter : Nomad, HK, 7 secondes, La quête des réponses, qui n'ont pas vu de nouvelle parution cette année]
Jean-David Morvan (JDM) : Oui ! Celles de Sfar et de Trondheim !
De mémoire de bédien, on n’a jamais vu ça ! Tu as battu le record de l’auteur de BD qui a signé le plus grand nombre de scénarios en 1 an (14 tomes). Vas tu essayer de battre ton propre record l’année prochaine ?
JDM : Oui, de fait, je risque de le battre, mais cela dépend des dessinateurs. Cela dit, on devrait moins voir mon nom à l’avenir, même si je ferai autant sinon plus d’albums. Dans certains cas, que mon nom apparaisse sur certaines BD prouve que je suis capable de faire autre chose. Mais en général, mon but est juste de raconter le plus d’histoires possibles. Tout simplement. Pas d’être cité partout, ou d’apparaître en gros sur la couverture d’une BD.
Troisième question et déjà la plus débile : de toutes les séries que tu scénarises, laquelle est ta préférée ? Laquelle souhaites-tu arrêter ? As-tu encore des idées pour en créer d’autres l’année prochaine ou vas-tu juste faire progresser les histoires actuellement en place ?
JDM : Euh… Je ne peux pas répondre à cette question : je ne fais pas de séries "alimentaires". Je choisis donc de scénariser mes histoires. Elles sont plus ou moins réussi, certes, mais j’y prends toujours autant de plaisir sur le moment. En fait, ce qui m’amuse dans ce travail, ce n’est pas d’écrire. J’aime trouver des concepts, définir des personnages. Ensuite, je cherche un dessinateur et ensemble, on imagine ce qu’ils vont vivre, les surprises du scénario, etc. Après cela, j’aimerais pouvoir penser à autre chose. Hélas, à ce stade, je n’en suis qu’au début du boulot. J’aimerais beaucoup éviter le travail journalier et fastidieux qui m’intéresse moins. Je me force donc à ne pas commencer trop de séries en même temps, sinon je ne peux plus suivre tout en parallèle. Mais j’ai toujours pleins d’autres idées dans la tête !
A part Sillage dont le succès n’est plus à prouver, quel est selon toi la BD (que tu scénarises) qui a le plus fort potentiel ? (Attention, loin de nous toute considération commerciale : on parle juste du potentiel narratif !) ?
JDM : Toutes mes séries ont un fort potentiel narratif, sinon, je ne les ferais pas. Un titre récent à bien branché le public : Je suis morte, chez Glénat, dans la collection Loge Noire. Cette BD est très abordable, très simple à appréhender car elle est très humaine. Mais dans 2 tomes, ce sera fini. Autre exemple : Zorn et Dirna, est la série ou je peux le plus me lâcher. J’y malmène un peu le public. J’aime le faire réagir. Je prépare également une série au Japon qui sera bien trash, avec un japonais au dessin. On verra ce que ça donne. Al’togo a également un bon potentiel. Le dessin est très graphique, le héros est un black. Je voulais toucher un large public comme pour XIII ou IRS, mais avec une histoire tout de même plus intimiste. A propos de cette série, le tome 2 est terminé et après nous ferons une histoire en deux tomes. Et une anecdote rigolote : pour le premier album, je m’étais gouré dans le comptage des pages. C’est pour cela qu’on a rajouté un teaser final. Et finalement c’est une idée qu'on trouve sympa et qu’on va reprendre dans les prochains albums.
La plupart de tes albums sont repérés par la critique et encensés par le public. Tu n’as pas peur d’attraper la grosse tête ?
JDM : J’ai une casquette et un bonnet qui me servent de mètre étalon ! Plus sérieusement, c’est difficile à dire. Mais je travaille à Reims, notamment avec Buchet, Savoia, Labouret, Christian Lerolle et Lefebvre. On ne traîne pas trop dans les expos, les lancements presse, les vernissages parisiens. On fait notre métier, tout simplement, et on le fait en s’amusant. Etant loin de Paris, je pense être loin de toute l’agitation qui peut exister dans ce milieu. Donc non, je ne pense pas avoir la grosse tête, par la force des choses.
Tu as commencé en tant que dessinateur – tes études, du moins, car finalement tu n’as pas dessiné grand chose :) – et résultat : tu es le scénariste le plus prolifique de l’année. Tu as une excuse ? Y-a t-il des chances pour qu’on revoit un jour Morvan au dessin ?
JDM : J’ai un seul dessin publié. Dans Sillage 2, j’ai dessiné une tête de tigre. J’ai aussi fait une Nävis couchée dans les pattes de son tigre dans un extra de Sillage. En fait, je suis un peu fainéant. Je ne veux pas passer un an sur le même truc. Aujourd’hui, je peux passer d’une série à l’autre. Par exemple, je travaille au rythme de 6 à 8 planches par jour. Je vais donc vite. Vu comme cela, ça peut même paraître bâclé. Mais il faut bien voir que j’ai tout dans la tête et que, quand je m’y mets, je n’ai plus qu’à coucher les choses sur la papier. Par exemple, pour Zorn et Dirna, j’avais l’idée en tête depuis 12 ans, et j’ai écrit le tout en 15 jours. Alors on peut dire que je l’ai fait en 15 jours, mais aussi en 12 ans et 15 jours….
La grande majorité de tes scénarios appartiennent au genre science-fiction. Pourquoi ?
JDM : Dans le tome 6 de Sillage, on m’a reproché d’être un peu léger sur le féminisme, mais faire un exposé sur le féminisme, ce n‘est pas mon but. Si on veut se renseigner sur le sujet, il existe des essais. En 14-18, la situation qu’on a décrite était celle des femmes, à l’arrière pour préparer les armes de guerre. On a compressé pour aborder le sujet, mais c’est tout. En fait, j'aime tous les styles, et j’aimerais amener les gens à lire des BD différentes.
Comment choisis-tu les dessinateurs avec lesquels tu travailles ?
JDM : Je les choisi autant qu’ils me choisissent. Mes critères sont simples. On doit bien s’entendre et être sur la même longueur d’onde à propos du scénario. L’expérience m’a apporté un seul avantage : je me rends compte plus vite si oui ou non ça va coller. Ca me permet d’éviter de perdre trop de temps.
A présent, quelques questions sur les séries que tu scénarises.
Es-tu amoureux de Nävis ?
JDM : Je ne peux pas en être amoureux : elle ressemble trop à Buchet ! Faites un essai : décalquer là, rajoutez lui des moustaches, un peu de ride, c’est lui tout craché !
Le titre de Sillage tome 5 a posé quelques problèmes d’indexation aux bédiens. On imagine qu’on n’est pas les seuls ? Tu as des anecdotes ? Tu pourrais nous le prononcer ?
JDM : Guy Delcourt ne voulait pas de ce titre… car il posait des problèmes d’indexation ! Nous, ça nous amusait. On a travaillé au corps Delcourt, puis c’est passé. Je trouve cette idée super marrante ! Et puis ne me demandez pas de le prononcer, il faut 4000 cordes vocales et 3 bouches pour pouvoir le faire…
Pourquoi Nävis est-elle la dernière représentante de la race terrienne ? Que s’est-il passé pour que l’humanité tombe si bas ?A t-on des chances de le découvrir un jour ?
JDM : Ce n’est pas la dernière, mais pour l’instant, c'est la seule. Et encore, on sait déjà qu’il y en a d’autres, si vous avez lu attentivement le tome 2. Dans le 8e album, on verra plus d’humain, c’est promis ! A propos de cette série, le premier tome a bénéficié d’une sorte de grâce. Cela a donné un coté décalé, voire comique. Pour le tome 2, l’idée était bonne mais elle a été mal développée. Le 3 n’était pas aussi drôle, mais ce n’était pas le but. En fait, ce n’est pas facile, voir impossible, de faire du décalé maintenant. Il n’y a plus trop de place à cet esprit car l’évolution de Navis est dure. Personnellement, à sa place, je me serai suicidé il y a longtemps !
Sur planetebd, on aime de moins en moins Sillage, mais de plus en plus Morvan. Tu as une explication ?
JDM : Sillage va plaire à de plus en plus de monde. Parallèlement, ça plaira de moins en moins à ceux qui l’ont connu depuis le début. C’est l’effet série qui veut ça, c’est normal. Pour les Beatles, c’est pareil. Les fans disent qu’après le premier album, ce n’est plus pareil. Moi, j’aime beaucoup les tomes 3 et 5 de Sillage, bien que ce ne soit pas du génie. En plus, le fait que cela fonctionne oblige les gens à prendre position.
Pourquoi te lancer dans une nouvelle adaptation de L’homme qui rit de Victor Hugo, alors que de Felipe a déjà réalisé un superbe one-shot chez Glénat ? Tu as encore des choses à dire sur le sujet ?
JDM : J’adore le one-shot de Felipe et j’adore le roman de Victor Hugo ! Mais pour moi, Felipe n’a donné une vision de cette œuvre qui n’est pas la mienne. Lui a voulu résumer l’Homme qui rit en 60 pages. Personnellement, je souhaite en faire 4 tomes. J’ai envie de reproduire la structure du roman, qui est très compliquée, mais en essayant de la rendre plus accessible. J’ai ramené des personnages qui apparaissent à la fin du roman en début de BD, pour que ce soit plus compréhensible. J’ai d’ailleurs osé ce que Victor n’avait pas fait : faire parler les compra-chicos dans un langage fait de 3 langues différentes ! Au final, le premier tome aurait pu être mieux. Les couleurs ne sont pas narratives, il y en a trop, elles n’aident pas à la lecture. C’est dommage car Nicolas Delestret est super doué mais sa mise en couleur gache un peu ses magnifiques qualités. Sur ce plan, la fin de l’album est déjà beaucoup plus forte que le début. Le problème, c’est que la couleur a été effectivement faite trop vite à la fin, pour que l’album puisse sortir a temps. On n’a pas eu le temps de fignoler...
Avec le Cycle de Tschaï, c’est ta deuxième adaptation d’un roman en BD. C’est un exercice que tu apprécies particulièrement ? Quels sont les autres romans que tu aimerais bédéizer ?
JDM : Pour un scénariste, c’est très formateur de décortiquer une histoire. J’ai une narration habituellement plus destructurée. Le cycle de Tchai est assez linéaire. Pour le prochain Merlin, j’ai essayé de reproduire ce schéma. Actuellement, mon projet de manga, dont je vous ai déjà parlé, est en fait une adaptation de Peter Pan. Le roman originel est incroyablement violent : quand les amis de Peter Pan sont trop vieux, il les tue. Vous le saviez ? J'aime la version de Loisel, mais pour moi, ça n’est pas Peter Pan. J’ai donc décidé de m’y atteler, de prendre les thématiques du roman et de les projeter dans le futur. On verra ce que ça donne auprès des lecteurs.
Pourquoi avoir changé de couverture au dernier moment pour Fleau.World ?
JDM : Nous n’étions tout simplement pas content de la première couverture. Dargaud ne la sentait pas non plus. Celle-ci a le mérite d’être plus visuelle. L’idée de la première était bonne en soi mais il faut avouer que la nouvelle est plus réussie.
C’est une impression, ou dans Fleau.World, Matteo ressemble un chouillas à Karl (de HK), et Xalca à Nävis (de Sillage) ?
JDM : Pardon, mais les personnages sont plus différents qu’ils n’y paraissent ! Xalca ne réagit pas comme Nävis. Elle rêve de quelque chose d’autre mais elle connaît le reste du monde puisqu’elle y a accès. Nävis, elle, ne sait pas ce que sont les humains. Elle invente donc et imagine… Quant à Mateo, il est plus français que Karl. Si il ne veut pas bosser, il ne travaille pas. Il a une vie cool : il drague facilement. Karl lui est handicapé. Ce qu’ils vont vivre va les éloigner l’un de l’autre.
A quand les prochains HK et 7 secondes ? On va enfin savoir ce qui menace la planète dans le prochain tome de 7 secondes ?
JDM : Pour HK, j’ai un peu lâché l’affaire. On avait travaillé la trame ensemble jusqu’à la fin. Le dessinateur peut donc s’en sortir tout seul sans problème. Pour 7 secondes, le prochain album est prévu pour mars prochain. Je voulais raconter cette histoire depuis longtemps, avec Buchet. Mais Gérald est un dessinateur incroyable ! Il est très bon dans les expressions. Il a eu le courage de ne pas se consacrer à une BD d’action, qui aurait pu présenter pour lui un plus grand amusement. Ce qui m’intéresse dans cette série, c’est surtout la réaction des protagonistes face à la situation. J’ai même failli ne pas dévoiler le fin mot de l’histoire, mais j’ai finalement cédé. Vous saurez donc tout à l’issue des 5 tomes.
Si tu étais un bédien, quelles seraient les BD que tu aimerais faire découvrir aux terriens ?
JDM : La plus terrible, c’est « La honte », chez Vent d’Ouest, de Jim. Le second tome a un dessin magnifique et une mise en couleur époustouflante. En plus, la BD est super drôle, sur un sujet qui n’est à priori pas censé l’être. Sinon, en général, j’adore le travail de Bézian, dans la Classe des morts, par exemple. C’est tellement particulier que ça ne marche pas forcement, mais son travail est formidable.
Si tu avais le pouvoir cosmique de te téléporter dans le crâne d’un autre auteur de BD, chez qui aurais-tu élu domicile ?
JDM : Chez Jodorowsky : ça doit être un beau bordel ! Cet auteur m’inspire beaucoup. Il a une tonne d’idées par album et il se permet même parfois d’en laisser de côté.
Un grand merci, Monsieur Jean-David Morvan !