Très populaire au Japon où elle est prépubliée depuis 2003, la série Trinity Blood est un peu plus discrète en France où elle est apparue en 2008. 9 ans plus tard chez nous, elle atteint pourtant son 19e tome et s’est constituée un lectorat fidèle. Tout d’abord sous l’égide de l’auteur des romans dont ce manga est l’adaptation, puis en charge elle-même du scénario suite au décès du romancier, la dessinatrice Kiyo Kyujyô a évolué en même temps que sa série : partie débutante avec un trait encore maladroit, elle offre désormais à nos yeux des planches magnifiques, précises et détaillées, au découpage et à la mise en scène soignés et efficaces. Invitée au salon Paris Manga, nous sommes revenus avec elle sur son parcours...
interview Manga
Kiyo Kyujyô
Comment êtes-vous entrée dans le milieu du manga ?
Kiyo Kyujyô : Ce que je vais vous raconter n'est pas forcément glorieux. J'en étais à ma 4e année de fac, c'est-à-dire la dernière, j'avais approximativement 21-22 ans, et je devais commencer à rentrer dans la vie active. Autour de moi, tout le monde était en pleine effervescence, ou plutôt en grande panique, tandis que moi j'étais en train de dessiner mes mangas dans mon coin. Clairement, c'était un peu de la paresse, mais il ne faut pas croire que je n'étais pas consciente de ce qui se passait autour de moi : j'étais quand même un peu inquiète, mais je m'acharnais sur mes mangas. Et, alors que je publiais à tout hasard dans une petite revue, le directeur de collection d'Asuka, une revue shôjo pour jeunes filles qui est un peu plus connue, me remarque et m'offre tout de suite de travailler sur la version manga de Trinity Blood ! Pour être très honnête, on m'a tout d’abord proposé de participer à une compétition, de soumettre ma contribution pour qu'elle soit choisie parmi d'autres. C'est moi qui ait été retenue et, à partir de là, les choses se sont enchaînées assez rapidement. C'est donc arrivé dès le premier essai. C'est plutôt hasardeux mais c'est comme ça que j'ai commencé à devenir mangaka professionnelle.
Kiyo Kyujyô : J'ai découvert Trinity Blood en roman après que l'on m'a proposé ce travail, donc en même temps que je travaillais mes idées. Je l'avais quand même remarqué un petit peu avant dans les librairies, c’était un livre avec des personnages assez voyants en couverture. Quand je l'ai lu, j'ai compris tout de suite le fossé entre la légèreté du dessin de présentation, et le sérieux de l'œuvre en elle-même. J'ai tout de suite accroché et je me suis dit « là, il faut mettre le paquet ». Je me suis mis pas mal de pression, mais je trouve que c'est une bonne démarche de travail, et c'est celle qui me suit encore maintenant.
Comment s'est passée la scénarisation du roman au format manga, est-ce que tout était fait par l'auteur du roman originel ou est-ce qu'il vous demandait votre avis pour cette adaptation ? Comment est-ce que cela s'est passé après son décès, travaillez-vous désormais le scénario seule ou êtes-vous aidée par un tantô ?
Kiyo Kyujyô : Il y a forcément eu une différence à partir du moment où nous avons dû travailler sans maître Yoshida, l'auteur de l'œuvre originale. Il y a eu un décalage assez marqué. Il faut prendre les choses avec la mesure de ce qu'elles sont : quand j’ai commencé, je découvrais le monde professionnel et j'étais un peu déboussolée. Je devais dire quand je ne me sentais pas capable de faire quelque chose toute seule, demander des conseils à maître Yoshida, et lui donner mon avis sur l’adaptation du scénario avec toute la modestie possible. Je me permettais même de lui demander son avis pour le dessin, qui est censé être ma partie, jusqu'à lui demander son aide pour les petits détails. Quand on débute, c'est quand même important d'avoir des encouragements et de pouvoir obtenir un avis avisé de quelqu'un qui sait ce qu'il veut. Depuis qu'il a disparu et que je dois travailler seule, il y a une certaine tristesse, mais à chaque fois sa présence se fait toujours sentir, dans la mesure où l’on peut toujours se référer à son souvenir. Se demander ce qu'on aurait pu recevoir comme conseil dans telle ou telle situation. Cela m’a marquée de pouvoir travailler sur une même œuvre dans deux dispositions différentes. Je pense qu'au fur et à mesure, j'ai pris un peu confiance en moi et j'ai pu finir par dégager ma démarche, mais ce n'est pas encore tout à fait sûr. Je dois beaucoup à maître Yoshida et je suis très contente qu'il ait été là au début de ma carrière.
A quel rythme avance le manga par rapport au roman ? Si vous atteignez la fin du 3e et dernier roman continuerez-vous l’histoire en manga ?
Kiyo Kyujyô : On approche de la fin de l’histoire originelle, mais on n'y est pas tout à fait. Mais franchement, plus on s'en approche et plus je le sens : à la fin, on sent que maître Yoshida faiblissait - il le sentait lui-aussi. D’une certaine façon, il a mis toutes ses dernières forces dans ce travail. Comme je me considère un peu comme son élève, je me dois de faire du mieux que je peux, de vraiment faire quelque chose de bien pour approcher au plus près de la fin qui était la sienne. Je pense donc que je ne vais pas trop déborder pour ne pas gâcher son travail, pour ne pas trahir sa mémoire. Je n'ai pas envie de me mettre en avant pour cette partie-là. Je vous assure que pour le coup, je ne ferai pas les choses à moitié.
Comment gérez-vous le design de vos personnages ? Collez-vous à des descriptions du roman qui étaient très précises ou avez-vous une large marge de manœuvre ? Quel est le rôle de Thores Shibamoto qui est cité comme character designer ?
Kiyo Kyujyô : Je me conforme très souvent aux dessins de Thores Shibamoto. C'est lui qui a dessiné les couvertures de l'œuvre originale, donc c'est naturel que je m'y réfère. Je me réfère aussi aux descriptions du roman, mais je ne peux pas vraiment me permettre en tant que dessinateur de manga de traduire seulement du texte en images. Par exemple, comme les personnages ont souvent des vêtements qui sont assez fournis, pour en faire des images dynamiques, pour traduire une idée de mouvement qui soit fluide, il faut quand même que je puisse m'affranchir des certaines des descriptions afin de pouvoir faire quelque chose qui traduise ma sensibilité en tant que mangaka.
Votre style fait penser à celui de Kaori Yuki. Est-ce l’un de vos modèles ?
Kiyo Kyujyô : Je suis désolée de vous décevoir mais, même si j'en ai beaucoup entendu parler en bien, je n'ai jamais lu les mangas de Kaori Yuki. Je ne suis pas sûre d'avoir son niveau, mais si les gens qui aiment son travail apprécient aussi le mien, c'est déjà peut-être un bon signe.
Avez-vous des modèles ?
Kiyo Kyujyô : Pour les influences, j'aime beaucoup les mangas moi aussi, donc il y a des tonnes de gens dont j'apprécie le travail et que j'admire. Il y a le dessinateur d’Ippo (Georges Morikawa), le dessinateur de Bastard !! (Kazushi Hagiwara), il y a aussi Nobuteru Yuki (Lodoss) et Toshie Kihara (une auteur historique de shôjo non publiée en France, membre du groupe de l'an 24 et qui a commencé sa carrière en 1969, NDR). Ce sont les quatre premiers qui me viennent à l'esprit, mais comme je lis beaucoup, ce ne sont pas les seuls. Finalement j'ai un peu de mal à me comparer. Je pense que je suis en phase de progression et je commence enfin à me dire que je peux prétendre à un style propre. Quelque part, je ne refuse jamais une influence ou un bon plaisir graphique. Ca sort du style, mais vous savez je suis allée au musée d'Orsay pour la première fois lors de ce voyage en France, et j'ai pu enfin voir en vrai les chefs-d’œuvre d’Eugène Delacroix et de Gustave Moreau, que j'avais toujours rêvé de voir en vrai. Cela aussi, vous ne pouvez pas imaginer, me donne vraiment l'impression de progresser. Donc, ça ne se limite pas aux mangas.
Si vous aviez le pouvoir de rencontrer l'artiste de votre choix, vivant ou mort, qui serait-il ?
Kiyo Kyujyô : Sunao Yoshida mon mentor. J'aimerais lui demander ce qu'il pense du travail que je fais en ce moment.
Merci !
Merci à Stéphanie Nunez des éditions Kana, à Claire Regnaut de Paris Manga et à Emmanuel Bochew pour l’organisation de cette rencontre, ainsi qu’à Ryoma Takeuchi pour la traduction et à Laetitia De Germon pour la retranscription.
Sauf si précisé autre chose sous l’image, toutes les illustrations de l'article sont © Kiyo KYUJYO 2017 © Sunao YOSHIDA 2017/KADOKAWA