interview Manga

Mari Yamazaki & Miki Tori

©Casterman édition 2019

Passionnée par la Rome antique, Mari Yamazaki a connu le succès avec Thermae Romae. Mais pour sa série suivante, elle choisit cette fois de laisser la comédie de côté et de raconter l’histoire de Pline l’Ancien, l’auteur de L’histoire naturelle, un sujet qui la passionne depuis ses études à Florence. Résidant en Italie, elle collabore pourtant pour cela avec un autre dessinateur japonais, Tori Miki, connu en France pour sa série décalée Intermezzo, a priori à mille lieues de l’univers de Yamazaki. Pour en savoir plus, nous sommes allés les rencontrer lors de leur passage à Paris...

Réalisée en lien avec l'album Pline T1
Lieu de l'interview : Paris

interview menée
par
19 juin 2019

Pourquoi une telle fascination pour la Rome antique ?
Mari Yamazaki : J'ai fait des études d'art en Italie et par la suite j'ai un peu séjourné en Syrie où j'ai vu énormément de ruines datant de la Rome antique. A la vue de ces ruines, j'ai senti une sorte de proximité immédiate se créer avec ce monde pourtant si lointain et qui n'existe plus aujourd'hui. Par ailleurs, je trouve de plus en plus de similitudes entre la Rome antique et le Japon.


Mari Yamazaki - Tori Miki - illustration

Lesquelles par exemple ?
Mari Yamazaki : Thermae Romae était un portrait comparé de la Rome antique et du Japon contemporain sous l'angle des bains. Cet amour et cette culture du bain, c’est un point commun très important entre la Rome antique et le Japon d'aujourd'hui. En résumé, ce sont deux cultures où on ne se baigne pas seulement pour se laver, mais on se baigne pour se détendre, se relaxer. Ce sont deux civilisations où les croyances religieuses ne sont pas soumises à un monothéisme pur et ce sont deux terres qui sont soumises très régulièrement et de manière assez violente à des catastrophes naturelles.


Pourquoi considérez-vous Pline comme un mentor ?
Mari Yamazaki : Là où je peux considérer Pline l'ancien comme un mentor c'est en raison du regard qu'il portait sur le monde. C'est quelqu'un qui était mu par une curiosité insatiable, une soif véritablement inextinguible de connaissance. Par ailleurs, c'est quelqu'un qui observait de la même manière, sur un même plan, les phénomènes naturels, les hommes, les animaux... C'est ça qui m'inspire.


Mari Yamazaki - Tori Miki - illustration

Avez-vous utilisé une documentation particulière pour réaliser votre manga ?
Mari Yamazaki : Tori Miki et moi-même nous documentons énormément sur les ouvrages, qui peuvent être japonais ou non, mais la source d'inspiration principale, celle qui est à l'origine de tout, au début de la conception de chaque chapitre, c'est le texte original de L'Histoire naturelle de Pline. C'est avec ça que tout commence. Je me base aussi sur les écrits de Sénèque ou de Suétone.

Tori Miki : Pour ce qui est du dessin, il s'agit de reproduire la Rome du Ier siècle, pas seulement la Rome Antique. Pour la ville de Rome et l'architecture, j'ai réuni beaucoup de documentation. Je me réfère aussi, avec beaucoup de réserve, aux nombreux films qui ont reproduit la ville de manière de plus en plus réaliste. Ce travail de documentation est chronophage, mais nécessaire. Au final, ce qui prime le plus c'est de laisser libre court à son imagination quand on passe au dessin, après s'être nourri de cette documentation.


L'histoire naturelle comporte des milliers de pages. Comment avez-vous choisi ce que vous vouliez reprendre dans votre manga ?
Mari Yamazaki : Il est humainement impossible de lire L'Histoire naturelle de bout en bout. Je lis beaucoup l'histoire naturelle, mais pas tout. Je lis des morceaux, je choisis des pages et quand je tombe sur des éléments qui se trouvent correspondre à l'histoire du chapitre sur lequel je travaille en ce moment, ou sur lequel je compte travailler dans quelques chapitres, je les isole.

Tori Miki : Il y a aussi le schéma inverse où nous, auteurs, nous disons que dans tel chapitre on va parler de la mer par exemple. Et donc, on va dans L’Histoire naturelle chercher tout ce que Pline a pu écrire sur la mer. L'histoire naturelle n'étant pas un roman mais une sorte d'encyclopédie, un dictionnaire gigantesque, c'est presque comme si c'était fait pour qu'on s'y réfère.


Mari Yamazaki - Tori Miki - illustration

Voulez-vous transmettre un message à travers votre manga ?
Mari Yamazaki : Pour ma part, je considère qu'il est du devoir de tous les êtres humains de s'instruire. J'irai même jusqu'à considérer que la soif de connaissance, la curiosité, la volonté de s'instruire est quelque part instinctive chez l'être humain.


Tori Miki, dans le deuxième tome vous expliquez vous être livré à un petit jeu. Lequel ?
Tori Miki : La maison de Pline, son cabinet de travail, est rempli d'objets, d'artefacts, qui viennent de différents pays du monde. Dans un coin, de manière un petit peu malicieuse, j'ai dessiné quelque chose qui pourrait faire penser à Doraemon. Mais il faut vraiment regarder de très près et très attentivement pour savoir où c'est. Et une autre blague que je me suis permise, c'est qu'il y a un prix au Japon qui s'appelle le prix Osamu Tezuka, qui est décerné chaque année à différents mangas, et il y a un endroit où j'ai dessiné le trophée.


Vous parlez énormément de personnages historiques et notamment de Néron. Comment avez-vous fait pour délimiter le cadre de ce que vous vouliez raconter ?
Mari Yamazaki : Pour commencer avec le personnage de Pline l'ancien, ce dernier a existé mais il ne nous reste de lui que ses écrits. De lui, de sa vie personnelle, on ne sait absolument rien ou presque. Pour ce qui est de Néron, on a énormément de sources, énormément de chercheurs, d'auteurs qui, à toutes les époques, se sont penchés sur le personnage et ont produit des textes. L'information sur Néron a beau être extrêmement abondante, on remarque beaucoup de divergences d'opinion entre les différents auteurs qui consacrent leurs travaux à Néron. Donc au final, on ne sait pas non plus qui était vraiment Néron. Sur la base de tous ces textes, on va créer notre personnage de Néron à nous, celui qui donnera la réplique à Pline. Un des traits déterminants, tel qu'il apparaît dans Pline, c'est que Néron est un homme, tel qu'on veut le décrire dans notre série, qui nourrissait des complexes très importants, assez aigus, au sujet d'hommes tels que Pline, qui étaient des puits de science, qui avaient une appétence pour la connaissance insatiable alors que lui pouvait se voir comme un oiseau en cage.


Mari Yamazaki - Tori Miki - illustration

Au début, vous aviez chacun votre partie graphique, personnage ou dessin, et dans les bonus vous racontez qu’après vous avez tous deux mélangé les tâches. Comment s’est passée cette évolution et pourquoi cela a-t-il changé ?
Tori Miki : Au fil des pages, il est devenu de plus en plus difficile voire impossible, et c'est ce qu'on souhaite pour les lecteurs, de deviner à qui il faut attribuer tel ou tel élément de décor, tel ou tel élément de dessin. Dans une certaine mesure, notre collaboration est une réussite parce que j'ai pu entendre des lecteurs, qui connaissent très bien mon œuvre en tant qu'auteur seul, qui ont pu ouvrir un livre de Pline, montrer un dessin et dire avec la plus grande conviction que celui-là était signé de moi alors qu'en fait non, c'était Mari Yamazaki. Là, on estime qu'on a atteint notre objectif.


Tori Miki, les lecteurs français vous connaissaient pour Intermezzo, qui est dans un registre totalement opposé de Pline - épuré graphiquement et à l’humour absurde, mais au Japon vous avez touché à de nombreux styles et domaines, SF, horreur, scénarisation... Au milieu de tout ça, comment avez-vous envisagé votre travail sur Pline ?
Tori Miki : C'est vrai qu'un lecteur français qui regarderait Pline et Intermezzo ne penserait pas qu'ils sont de la même personne. Au Japon, c'est peut-être même encore plus flagrant puisque les lecteurs ont accès à un panel encore plus large des genres et des registres dans lesquels je peux œuvrer. Pour compléter le portrait de l'auteur que je suis au Japon, il y a certains extrêmes qui peuvent être comme Intermezzo à l'humour absurde, mais de manière générale, pour le gros de ma carrière, on pourrait dire que c'est du manga normal. Il y a un de mes mangas qui n'est pas publié en France, mais qui a pour scène l'antiquité japonaise. Aujourd'hui, j'envisage mon travail sur Pline de la même manière que j'ai dessiné ce manga, au sens où il y a des dessins et des décors extrêmement poussés, extrêmement riches, extrêmement détaillés. Pour moi, dessiner Pline, arriver à dessiner et arriver à écrire avec Mari Yamazaki cette série n'a pas demandé une mue de ma part ou un changement. Mais il est vrai que c'est un domaine auquel je touchais pour la première fois, la Rome antique. Au début de la série j'ai énormément souffert.


Mari Yamazaki - Tori Miki - illustration

A quel moment vous êtes-vous intéressé à la Rome antique ?
Tori Miki : Mon premier contact avec la Rome antique remonte à l'enfance. Mon père m'a donné un livre un jour en me disant « c'est le seul livre dont tu auras besoin pour ton instruction, cela pourrait suffire amplement à faire toute ton éducation ». Il s'agissait des Vies parallèles, de Plutarque. Quand j'étais enfant, j'ai vu les films hollywoodiens à grand spectacle, ce qui m'a marqué aussi. Il y en a encore plus aujourd'hui avec la généralisation des effets spéciaux. Donc, dans une certaine mesure, j'avais une image de la Rome antique - qui valait ce qu'elle valait. Mais, bien évidemment, pour ce qui est de la connaissance et du savoir je n'arrive pas à la cheville de Mari Yamazaki. Donc c'est elle, au fil de de notre collaboration, qui m'apprend beaucoup de choses sur la Rome antique.


Si on vous donnait le pouvoir de rentrer dans l’esprit d’un artiste, vivant ou mort, pour comprendre comment il pense, d’où vient son génie, ou tout simplement pour dialoguer directement avec son esprit, qui choisiriez-vous et pour quelle raison ?
Mari Yamazaki : Pour ma part, si je dessine ce manga, c'est parce que j'aimerais énormément être dans la tête de Pline l'ancien.

Tori Miki : Moi je voudrais entrer dans la tête de Mari Yamazaki. On a énormément de points communs et c'est l'un des secrets de notre collaboration : c'est le fait qu'on s'entende sur beaucoup de choses, dont certaines qui ne sont pas du tout du manga. Cela étant, on a aussi chacun nos particularités, nos spécificités, mais j'aimerais mieux savoir quelles sont celles de Mari Yamazaki en entrant dans sa tête.


Merci !

Mari Yamazaki - Tori Miki - dessin

Interview réalisée le 25 janvier 2017 en partenariat avec Laetitia de Germon (DozoDomo).

Merci aux éditions Casterman et plus particulièrement à Angèle Pacary pour l’organisation de la rencontre.

Toutes les illustrations de l'article sont tous droits réservés par leurs auteurs et éditeurs respectifs.
(PLINIVS © Mari Yamazaki, Tori Miki (2014,2015) / SHINCHOSHA Publishing Co., Ltd.