Le festival Quai du Polar lyonnais était l’occasion, le 05 avril, de rencontrer Matt Kindt et Tyler Jenkins pour discuter de la parution récente de deux ouvrages superbes : Grass King et Mind MGMT tome 1, parus respectivement au éditions Futuropolis et Mr Toussaint Louverture. Malheureusement, les mesures sanitaires de confinement liées au Covid19 en ont décidé autrement… C’est donc par courrier que cette interview de l’auteur primé Matt Kindt a eu lieu, en focalisant sur ses œuvres dites « alternatives », puisqu’il a déjà eu l’occasion de s’exprimer par ailleurs sur ses récits SF publiés aux éditions Valiant/Bliss. Un échange rare en exclusivité sur planetebd !
interview Comics
Matt Kindt
Bonjour Matt Kindt. Pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas, pouvez-vous vous présenter ?
Matt Kindtt : Je suis, d’après le New York Times, l'auteur à succès et artiste des bandes dessinées et des romans graphiques Dept.H, Mind MGMT, Revolver, 3 Story, Super Spy, 2 Sisters et Pistolwhip, ainsi que l'auteur de Black Badge, Folklords, Bang ! , Justice League of America chez DC, Spider-Man chez Marvel, Unity, Ninjak, Rai et Divinity chez Valiant. J'écris et dessine des comics depuis 20 ans.
Vous vous êtes fait connaître en France avec Super Spy en 2008 chez Futuropolis, mais vous avez aussi publié Deux Soeurs chez Rackam en 2005 et L’Histoire secrète du géant chez Futuropolis en 2011 qui traitaient également de secrets et d’espionnage. D’où vous vient cette thématique forte, assez récurrente, pour ne pas dire redondante, dans votre œuvre ?
MK : Je pense que cela vient de mon enfance. Les seules bandes dessinées que j'ai pu trouver quand j'étais enfant étaient des livres de super-héros – X-Men, Daredevil, etc. – et Tintin en tout et pour tout. Et j'étais un grand fan des livres de Ian Fleming et de Doc Savage and the Shadow – tous les anciens pulps. Mais en vieillissant et en commençant à faire des comics, je pensais que le monde n’avait plus vraiment besoin de livres de super-héros. Nous en avons beaucoup. Qu'allez-vous faire de plus qu'Alan Moore et Frank Miller n'ont pas déjà fait ? Si vous ne pouvez les surpasser, alors pourquoi s'embêter ? Mais ce que j'ai réalisé, c'est que les espions et les super héros partagent un ADN similaire. Les espions sont vraiment l'équivalent dans la vie réelle des super-héros. Tu es déguisé. Tu caches ton identité pendant que tu fais ton travail. Et je pense que c'est ce qui me plaît le plus – cette idée de perdre volontairement son identité – de te perdre au point où qui tu es et ce que tu es vraiment est devenu flou. C'est un peu comme avoir le sentiment de savoir écrire. Je passe toute la journée à penser que je sais vraiment le faire...
Vous avez publié pour la jeunesse en 2017 avec Poppy et le lagon perdu. Comment s’est décidé cet album ? L’arrivée d’un enfant ? Votre style graphique, légèrement adapté sur ce titre, correspond néanmoins assez bien au standard jeunesse. Comment a t-il été accueilli par les jeunes lecteurs et leurs familles, justement ?
MK : Ça a vraiment été bien reçu. Je pense que l'astuce était de ne pas aborder ce livre différemment des autres. Les enfants ne veulent pas être sous estimés. Je lisais toujours au-dessus de mon âge – je lisais des livres plus difficiles. Je pense que les enfants attendent davantage de leurs livres. Je pense que Roald Dahl est un excellent exemple. Il avait beaucoup de thèmes intéressants, sombres et sérieux dans ses livres. Il ne serait pas publié aujourd'hui, je ne pense pas. Je voulais donc faire quelque chose qui était amusant – tintinesque – mais qui avait aussi du cœur et un peu d'obscurité. Je ne pense pas que ce soit un livre écrit pour les enfants. Je pense que c'est juste un livre que les enfants pourraient apprécier un peu plus que certains de mes autres livres qui se concluent en étant vraiment tristes.
Vous êtes, avec Jeff Lemire – avec lequel on vous associe souvent au niveau graphique – tous deux à cheval entre deux univers : la science-fiction de haute volée, et le récit plus intimiste voire familial, offrant une part importante d’indépendance et de narration alternative, par rapport au reste de la production comics à laquelle on était habitué au début des années 2000. Comment expliquez-vous cet engagement, cette « touche », mais aussi cette « proximité » de style avec Jeff ?
MK : C’est juste ainsi. Nous sommes amis depuis que nous avons commencé dans les comics, et nous nous sommes vraiment retrouvés autour de choses que nous aimons : Twin Peaks, les comics et les livres. Nous venons d'un endroit similaire et nous avons une vision proche du potentiel de la bande dessinée. Nous avons tous les deux grandi en lisant des livres de super-héros, mais je ne pense pas que l'un de nous meurt d'envie de livres de super-héros ou de science-fiction ! Nous voulons juste raconter de bonnes histoires. J'ai toujours dit : « le genre est le revêtement délicieux pour vous faire avaler une histoire amère et triste sur la vie et l'amour ».
Aujourd’hui, deux titres avec Tyler Jenkins sont au catalogue français. Comment est née et s’est passée cette collaboration ?
MK : L'éditeur Boom! m'a présenté Tyler. Tyler avait travaillé Grass Kings comme un concept général. Il avait cette idée de faire une histoire sur une communauté qui vit seule, avec ses propres lois, etc. et un père qui a perdu sa fille. Mais il ne savait pas vraiment où aller avec ça à partir de là. Nous en avons donc parlé et j'ai écrit un brouillon et ajouté un tas de meurtres, un tueur en série et quelques autres trucs un peu tordus. Je pense que c'est vraiment tout ce dont il avait besoin. Du piment ! (rires). Il a été un grand collaborateur : il a été généreux avec son idée en germe et m'a laissé la tordre et l'exploser dans le sens de ce que nous avons fini par en faire.
Grass Kings aborde le sujet du vivre ensemble et de la communauté, avec une sorte d’ingérence de la ville et de la politique voisine, comme s’il était impossible aujourd’hui de vivre « autrement », comme l’ont tenté certaines communautés dans les années 70. Est-ce quelque chose que vous aimeriez tenter ? Et cela vous semble t-il possible ?
MK : Pas vraiment. Je n'aime pas vraiment les gens – je suis introverti – mais j'aime être avec les gens... près d'eux. Je ne veux tout simplement pas interagir autant. Mais je ne veux vraiment pas me déconnecter de la société. Je pense que maintenant, plus que jamais, il est important d'être engagé, d'être conscient de ce qui se passe autour de vous, et si je n'aime pas ce qui se passe, c'est à moi d'essayer d'améliorer les choses. Je ne pense pas que vous puissiez simplement vous asseoir sur la touche et ne pas participer. J’aurais l’impression que c’est comme abandonner lorsque nous avons vraiment besoin que des gens participent et essaient de réparer les choses. Je me réfère à cette urgence de se désengager – de vivre isolé. Il y a quelque chose à dire sur cet isolement limité parfois. Donnez-vous la chance de vous asseoir seul avec vos propres pensées et de bien faire les choses. Mais si vous n’essayez pas d’aider les autres et d’améliorer les choses, quel est l’intérêt ?
Vous êtes reconnu pour des scénarii exigeants, à forte teneur littéraire. Je pense à Dept H, qui contient tous les ingrédients d’une grande œuvre romanesque. On retrouve d’ailleurs des aspects dans le film Ad Astra avec entre autre l’aspect filiation et la recherche du père disparu. Avez-vous fait aussi le parallèle ? Et d’où cette histoire marine vous est venue ? Vous êtes vous inspiré un peu du commandant Cousteau ?
MK : J'ai été vraiment inspiré par Cousteau plus que quiconque. Le documentaire qu'il a tourné World Without Sun a été une énorme inspiration et un film étonnant. Je pense que l'idée a vraiment émergé avec l’envie de créer un mystère autour d’un meurtre et ensuite essayer de comprendre dans quel genre de lieu exotique je pouvais mettre le mystère. Donc, d'une certaine manière, je pense que les plus grandes inspirations étaient Agatha Christie et Cousteau. Mais mon problème avec Christie a toujours été la relecture. Une fois que vous avez compris « qui l'a fait », le livre perd, en quelque sorte, son pouvoir. Je voulais faire un mystère qui vaudrait le coup d'être relu. Quelque chose qui vous collerait à la peau – il ne s'agit pas seulement de savoir qui l'a fait. Il s'agit de la famille et, en fin de compte, une sorte d'histoire d'Orphée. Mais au lieu d'un mari qui va en enfer pour chercher sa femme, nous avons une fille qui va en enfer pour trouver le meurtrier de son père et qui a ensuite des doutes sur tout.
Le premier tome, chez Mr Toussaint Louverture de Mind MGMT va très loin et demande beaucoup d’efforts de concentration en tant que lecteur. Néanmoins, le récit reste fluide et votre dessin, simple et agréable, participe à ne pas trop s’attarder sur ses détails. Cela est-il calculé ?
MK : Absolument. Je voulais vraiment que les lecteurs puissent simplement s'asseoir et lire le tout en une ou deux séances. On peut se contenter de le lire – lisez le dialogue et les légendes et regardez l'art, mais je voulais aussi que vous commenciez à remarquer des choses – quelque chose qui sort de l'ordinaire. Un texte étrange sur les côtés de la page, des messages subliminaux dans les publicités... ce genre de choses qui commencent à créer une certaine paranoïa en vous en tant que lecteur. Donc, après avoir fini de le lire, vous voulez revenir en arrière et le relire, étudier les pages, chercher histoire et les idées plus cachées. Je voulais faire un livre que l’on lit trois fois. Une fois pour l'histoire, une fois de plus pour lire le texte latéral et le fond, et une troisième fois, maintenant que l’on sait ce qui se passe. Vous finissez par avoir trois expériences complètement différentes.
Via la vidéo que vous avez fait passer, vous expliquez comment vous travaillez à partir de votre carnet de croquis et d’idées. Vous exprimez d’ailleurs qu’il y aura « un avant et un après Mind MGMT », comme s’il s’agissait de votre œuvre alpha. N’est-ce pas un peu exagéré ? Cela rejoint d’ailleurs un peu ma première question. Ne pensez-vous pas que vous pourriez vous éloigner de cette thématique espionnage, et rester tout de même productif ?
MK : Oh, bien sur que si. Je serai toujours productif. J'adore faire des comics ! Mais Mind MGMT était l'un de ces projets uniques dans une carrière. J'y ai mis tellement de choses. Je ne souhaite pas faire un autre livre que vous deviez lire trois fois. Je pense que c'est beaucoup demander à un lecteur et maintenant que je l'ai fait, c'est fait. Je continue de pousser le comics en tant que support créatif vers de nouveaux territoires, mais j'ai apporté tellement de nouveautés dans Mind MGMT que je vais avoir du mal à ne plus me répéter.
A propos de Mind MGMT, même si nous n'avons pas encore lu l'intégralité de l'histoire en France, nous comprenons l'extrême attention qui a été attachée à la réalisation de l'édition papier et encore plus certainement pour l'édition française. Comment avez-vous abordé cet aspect ? Et comment avez-vous rendu cela réel, en termes de fabrication ? Au-delà de la complexité relative de l'histoire, était-ce un point qui vous intéressait particulièrement ? Quelle relation entretenez-vous avec les (beaux) livres ?
MK : J'ai travaillé en étroite collaboration avec notre incroyable traducteur pour obtenir le sens correct de tous les détails. Il y a beaucoup de subtilités, de messages et de significations subliminaux – à la fois dans les mots et dans les images. Il a donc nécessité beaucoup plus de travail pour traduire ce livre là que tout autre livre que je n’ai jamais fait. Et je suis très pointilleux avec la conception de tous mes livres. Je ne suis souvent pas satisfait des livres auxquels je n'ai pas participé à la conception. J'ai l'impression que celle-ci fait partie de la narration. Ce n'est pas quelque chose qui peut être simplement transmis à quelqu'un qui n'est ni écrivain ni artiste. Cela dit, quand je ne le fais pas directement, je donne un avis très clair pour être satisfait au final. Dans ce cas , avec Mind MGMT, j'aime vraiment ce qu'ils ont fait. Le design montre une vraie compréhension du matériau et est une parfaite introduction au travail.
A propos de Black badge, c'est le dernier livre édité ici en France, ces derniers jours. Et c'est encore une fois avec Tyler Jenkins. Comment s'est déroulée cette collaboration ? S'agit-il du même processus que Grass Kings ? C’est-à-dire une idée de Tyler, développée par vous à la fin?
MK : Black badge était une idée qui venait en fait d'une blague que je racontais. Pas vraiment une « blague » mais juste quelque chose que je suggérais à propos de l’apparition du mot « Boy Scouts ». Qu’étaient-ils censés repérer ? Ne pensez-vous pas qu’ils devraient être envoyés dans de véritables missions de reconnaissance (NDLR/ Boy Scout signifiant « éclaireurs »), mais ce n'est pas vraiment ce qu'ils font. Cependant, ne serait-ce pas génial s'ils le faisaient ? Et quelle meilleure couverture que les enfants à envoyer en mission secrète de reconnaissance à chaque fois que des « boy scouts » arrivaient ? Ce n'était vraiment que la blague stupide que je faisais. Et puis j'ai commencé à penser que ce serait peut-être une histoire amusante : « et si les scouts étaient vraiment des espions... » La couverture parfaite. Personne ne remarquerait les enfants.
Au départ, j'allais l'écrire et le dessiner, mais j'ai eu un sérieux manque de temps donc je ne pouvais pas tout dessiner. C'est pourquoi j'ai fini par faire des couvertures pour chaque numéro. J'ai eu des idées, en écrivant, pour certains visuels et le logo, etc. Tyler et Hilary Jenkins ont adoré l'idée et nous aimons vraiment travailler ensemble. Nous avons donc décidé que ce serait la prochaine étape. Une sorte de pause amusante avec Grass Kings... et Hilary pourrait essayer un style de peinture différent.
Pour terminer, nous avons vu que vous travaillez via Patreon, sur un nouveau projet, avec Matt Lesniewski et Bill Crabtree, qui s'appelle Crimson Flowers. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
MK : C'est une idée que j'avais écrite avant la pandémie et nous avions commencé à y travailler. Puis, tous les éditeurs ont fermé et les imprimeurs ont cessé d'imprimer et les distributeurs ont cessé de distribuer. Mais nous voulions quand même travailler. Je dois néanmoins trouver un moyen d'aider Matt Lesniewski et Bill Crabtree à être payés pendant qu'ils travaillent durant cette période folle. Un Patreon semblait être le moyen le plus simple et le plus direct de les aider à garder une activité et à nous faire avancer avec le livre. Matt Lesniewski a un excellent processus que j’ai la chance d’admirer, donc avec ce principe d’abonnement en ligne, c'est une chance pour tout le monde de voir son travail en direct pendant que nous créons l’œuvre, avec l'intention de le placer chez un éditeur quand tout sera terminé et que nous pourrons à nouveau faire des comics imprimés.
Nous avons tous été très déçus et contrits de l’annulation de Quai du Polar, à cause des mesures du confinement liées au Covid19, où je me faisais personnellement une joie de vous rencontrer avec Tyler Jenkins. J’imagine que vous avez été aussi bien embêtés. Vous verra-t-on à Lyon une prochaine fois ?
MK : Oui, s'il vous plaît ! La France est ma deuxième maison ! J’ai été tellement déçu que le voyage ait été annulé mais j'adore Lyon et Paris. J'ai tellement d'amis qui me manquent... Dès qu'il sera de nouveau sûr de voyager – je viendrai !
Merci Matt et au plaisir !