Quand on pense à Olivier Ledroit, on imagine tout de suite une myriade de personnages, des yeux immenses qui couvrent toute une case, des scènes de batailles épiques et sanglantes, des ailes fines et ciselées, des planches qui défient la loi de la physique et de la normalité... et encore, on est loin du compte tant son style visuel est indescriptible. Avec son art enflammé et unique, chargé mais maîtrisé, inventif et complètement libéré, Olivier Ledroit a créé de nombreuses séries qui ont marqué les esprits comme la célèbre Chroniques de la Lune Noire, l’envoûtanteSha et le déluge gothique Requiem. Le Michel-Ange de la bande-dessinée invente sans arrêt des nouveaux univers, des nouvelles formes artistiques pour des rendus toujours plus impressionnants. En témoigne sa dernière série Wika, feu d’artifice visuel qui pousse le style baroque de l’artiste à son apogée. Nous avons eu l’immense honneur de le rencontrer à Angoulême peu après la sortie du dernier tome de Wika. L’occasion bien sûr de parler d’art avant tout : rencontre avec le maître !
interview Bande dessinée
Olivier Ledroit
Bonjour Olivier Ledroit. Pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore, pourrais-tu te présenter ?
Olivier Ledroit : Je suis dessinateur de bandes dessinées depuis maintenant trente ans. J’ai commencé par faire une bande dessinée qui a eu beaucoup de succès : Chroniques de la Lune Noire. J’ai fait les cinq premiers tomes. J’ai bifurqué ensuite et j’ai fait un gros virage vers le polar noir fantastique un peu teinté de Lovecraft qui s’appelle Xoko qui se passe à New York dans les années 30. J’ai fait plusieurs autres séries, mini-séries et j’ai commencé à travailler avec Pat Mills sur Sha. On a monté ensemble notre société avec la maison d’éditions Nickel qui a duré une bonne dizaine d’années. On y a travaillé tous les deux sur Requiem qui était une série très gothique et très noire avec un peu d’humour. C’était un peu underground au début et on était plutôt dans le gothique métal. Bon an mal an, c’est devenu aussi une série à succès. Après que notre société ait coulé, j’ai commencé à travailler pour les éditions Glénat chez qui j’avais déjà quelques titres. Cela a donné la série Wika avec Thomas Day en trois tomes.
Tes deux séries phares Chroniques de la Lune Noire et Requiem ont donné des suites ou ont fait des « petits » avec des séries parallèles. Quels sont ta part de collaboration ou ton droit de regard sur ce travail ?
OL : J’ai fait les couvertures sur Chroniques de la Lune Noire et sur Claudia, chevalier vampire, j’ai fait les couvertures des rééditions. Ma participation s’arrête là. Je ne m’en mêle pas du tout. Je fais mes séries et du moment où j’accepte que quelqu’un d’autre travaille dessus, je ne m’en occupe plus du tout.
Que penses-tu de ces suites ou séries ?
OL : C’est autre chose. Sur Chroniques de la Lune Noire, je préfère le travail actuel de Fabrice Angleraud. Je ne veux pas dire du mal de Christophe Palma mais je trouve qu’il a toujours eu du mal à imposer sa patte et sa propre vision des choses. Je connais aussi la situation et le scénariste a des idées et une personnalité fortes donc il a eu du mal à s’épanouir. Pour Claudia, chevalier vampire, Franck Tacito s’est éclaté et il nous a fait du Franck Tacito ! Moi, je trouvais ça plutôt marrant, tout ce qu’il a fait autour du personnage. Cela n’a pas eu le succès qu’on aurait voulu tous.
Y aura-t-il une fin à Requiem ?
OL : Requiem était censé faire un nombre de tomes illimités. Au tout départ avec Pat Mills, nous étions partis sur trois tomes. Quand on a vu le terrain de jeu qu’on avait, on n’a pas arrêté. Pat vient de la BD anglo-saxonne où il n’y a pas de début ni de fin. On comptait donc continuer jusqu'à ce que les lecteurs en aient assez. Manque de chance : la crise a eu raison de nous. Il y a eu toute une période dans la série sur les trois derniers tomes où on s’est éreintés parce que l’argent ne rentrait plus et on était obligés tous les deux d’avoir un emploi à côté pour pouvoir continuer. Il fallait tout faire à toute vitesse. Les lecteurs me demandent souvent la fin. On y a réfléchi à faire peut-être un dernier tome un peu épais pour conclure au moins une des intrigues principales. Pour l’instant, ça en est encore là. Je pense que Glénat n’attend que ça mais comme j’avais commencé Wika et que je commence maintenant une nouvelle mini-série, je ne sais pas quand je vais placer Requiem. J’y pense mais ce n’est pas quelque chose qui est encore à l’ordre du jour.
Le projet Wika est plutôt original par rapport à ce que tu as fait auparavant, non ?
OL : Oui, c’est une série qui tourne autour de la féérie teintée de steampunk avec toutes sortes de références à la mythologie et aux contes de fées. Je suis assez fan de toute la symbolique qui tourne autour des contes de fées. Il y a toujours un sens caché à ce type d’histoires. Je voulais donc faire une sorte de parabole un peu « familiale » sur tout ça. Wika, cela tourne un peu autour du thème de la famille disloquée. C’est quelque chose que j’ai connu dans ma propre vie et j’ai fait cet album un peu pour ma fille qui a beaucoup souffert de la situation. C’est de là que vient cette histoire de fée aux ailes coupées qui va essayer de se reconstruire. A la fin, tout se termine bien et elle arrive à refaire sa vie avec un prince, elle vivra avec beaucoup d’enfants et en ayant réussi à se débarrasser de toutes les erreurs de ses parents. Les contes de fées, cela raconte toujours un petit peu des histoires comme cela. Par exemple, comment une jeune fille dans La belle au bois dormant va réussir à surmonter sa peur des hommes après qu’elle soit devenue une femme. Cela m’intéressait de faire un petit conte moderne et en même temps très épique et fantastique.
Quand on voit ta performance graphique sur Wika, c’est encore plus impressionnant qu’avant. Est-ce que ton style évolue ? Tu n’es pas fatigué par autant de travail ?
OL: Non parce que je passe d’un univers à l’autre et je change. Dans ma nouvelle série par exemple, je vais passer au polar et je vais revenir à quelque chose de beaucoup plus sobre et je vais arrêter les pages éclatées. J’aurai un autre cadre dans lequel il va falloir que je trouve des idées de composition qui soient plus prudentes. Pour Wika, je suis allé un peu au maximum de ce que je pouvais faire. J’avais déjà poussé le bouchon un peu loin dans Requiem avec des pages un peu conceptuelles. Dans Wika, je me suis amusé à faire des surprises au lecteur avec des doubles pages verticales quand le personnage meurt et qu’il se retrouve dans l’autre monde pour changer le sens de lecture. Il y a aussi la quadruple page d’illustrations. Là, je pense que je ne pouvais pas aller beaucoup plus loin car j’aurais commencé à tourner en rond et à m’épuiser. La meilleure solution, c’est de trancher et de faire autre chose. Faire un polar avec aucune page éclatée ni de superposition va me faire du bien. Maintenant, je vais me prendre la tête dans une autre direction mais cela me permettra de ne pas me répéter.
Dans Wika, tu explores également une nouvelle technique avec des collages.
OL: J’ai commencé les collages depuis un moment. J’avais fait un livre érotique qui s’appelait Belles de nuit sur lequel j’avais beaucoup utilisé de collages de dentelles. Ca me plaisait beaucoup et je savais que j’allais faire de la dorure façon enluminure et livre d’art du Moyen-âge pour Wika. Cela s’y prêtait bien. D’ailleurs j’ai modifié mon format pour faire de la dentelle. La trame de la dentelle est très fine même en achetant de la dentelle synthétique. Il faut donc une certaine taille pour que l’épaisseur du graphisme et la taille de la page corresponde au collage. Pour les entrelacs, comme il y en avait beaucoup, il fallait que la page soit quand même assez grande. De la même façon que le style chargé, j’arrête aussi les collages car cela fait dix ans que je fais cela. Même en peinture, j’arrête les collages. J’y ai parfois encore recours parce que le sujet s’y prête. En parallèle, j’ai une bonne carrière dans les galeries d’art. Par exemple, je prépare un boulot avec la galerie Barbier à Paris sur le thème de la mélancolie. Ca va être un peu style XIXème donc il y aura forcément pour moi des bijoux, de la dentelle ou des motifs un peu baroques. Je ne sais pas si tu avais vu le boulot que j’avais fait sur Fées et Amazones où là, il y avait aussi énormément de collages. J’aime bien rentrer dans une technique, explorer un peu toutes les idées que je peux avoir et une fois que j’ai la sensation d’avoir fait mon maximum, je laisse complètement tomber pour passer à autre chose.
Dans ton futur projet polar, quelle technique graphique vas-tu utiliser ?
OL : La technique sera un peu entre Requiem et Xoko. C’est une technique de lavis noir et blanc que je teinte après. C’est une technique que je maîtrise bien et qui est rapide pour moi car ce sera en trois tomes de 98 pages chacun. Il faut donc que je puisse aller vite et que cela ne me prenne pas trop de temps. Cela devrait prendre quatre ans. J’ai aussi réduit mon format puisque j’arrête le collage.
Il n’y aura pas de fantastique ?
OL : Si, si ! Ce sera une histoire qui va se passer sur Paris de nos jours. Je suis en train de faire la scène d’introduction qui se passe rue de Rivoli avec la pyramide du Louvre… Le pitch fantastique c’est qu’un des personnages va commencer à voir l’aura qu’il y a autour des gens. Il va devenir sensible à des couleurs au-delà du cercle chromatique. A partir de là, il va deviner la personnalité et les pensées des gens en les voyant et en repérant une faune et une flore fantastiques dans Paris. Il va comprendre qu’il y a des parasites qui s’attaquent aux humains et qu’il y a des sectes sataniques qui ont des rapports avec ces entités. Partant de là, il va suivre une initiation pour les combattre et cela va donner lieu à une enquête policière. Il y a des passages qui vont se passer dans les beaux quartiers, Place de l’Etoile, des passages à Barbès, le Marais, le canal Saint Martin… Je me suis beaucoup documenté là-dessus sur le decamanus de Paris, sur le Louvre et la Défense. Il y a une ligne à tracer et j’ai extrapolé par rapport au concept de départ pour imaginer un truc plus fantastique.
Tu es aussi au scénario ?
OL : Oui. Le Wika 3, je l’ai fini tout seul. Pendant la réalisation de l’album, je me suis embrouillé avec le scénariste qui n’avait pas compris que la BD, c’est un art graphique et que les impératifs graphiques priment. Comme il m’a lâché au bout de trente pages, j’ai fini le scénario tout seul. En fait, je l’ai repris car j’avais déjà fait un scénario préalable. J’ai toujours travaillé avec mon propre scénario en plus de celui de mes scénaristes. Après, je me reposais sur eux pour les dialogues et ce genre de choses. Je m’y suis donc remis et j’en suis assez content. J’avais fait La Porte écarlate comme ça il y a une vingtaine d’années. J’en étais fier mais ça a été un gros bide.
Tu as d’autres projets ou d’autres univers fantastiques à explorer ?
OL : J’ai des projets au long cours quand on me donne des cartes blanches sur des collectifs de peinture par exemple. Je travaille sur l'Atlantide. C’est quelque chose qui a été fait un million de fois l'Atlantide mais je pense que j’ai une approche différente, sous un angle assez personnel. J’y travaille depuis déjà trois, quatre ans et j’ai pas mal de peintures qui sont faites. Je fais aussi beaucoup de choses ésotériques avec des collages de cartes de tarot, J’achète pas mal de bijoux en forme de symboles ésotériques : des étoiles de David, des ânkhs égyptiens, l’œil d’Horus, etc. Comme pour Wika, j’ai demandé à mon fils de me faire toute une gamme de découpe laser où j’ai un peu tous les formats pour faire du collage sur mes peintures. Je les intègre, il y a des formes sous la matière et je repeins par-dessus.
Merci Olivier !
A Myaka...