Après s'être fait les dents sur Dreamland, la série de son cousin Reno, Romain Lemaire a décidé de se jeter dans l'arène du petit monde des mangakas dès 2018 avec sa propre série Everdark sortie chez Pika. Après 5 tomes plutôt réussis qui développent un univers de dark fantasy ô combien bien ficelé, l'auteur est en pleine ascension comme en démontre le nombre de fans qui se presse devant son stand du TGS 2021. Du fait du nombre important de dédicaces de Romain Lemaire, l'interview initialement prévu le samedi après-midi a dû être décalée au lendemain matin avant l'arrivée du gros du public ! Rencontre avec un artiste qui sait où il va et qui sait ce qu'il veut…
interview Manga
Romain Lemaire
Bonjour Romain, si j’en crois ta bio, tu as commencé ta carrière dans le neuvième art en donnant un coup de main à ton cousin Reno Lemaire sur le manga Dreamland, œuvre sur laquelle tu t’es investi jusqu’au tome 15. Tu peux nous en dire plus sur cette expérience ? Qu’est-ce qu’elle t’a apporté ?
Romain Lemaire : Lorsque mon cousin m’a proposé le job s’assistant sur Dreamland afin de l’aider à aller plus vite pour sortir ses mangas, je sortais à peine de 4 années de fac et je ne savais pas si j’allais me diriger vers l’illustration ou la BD. Et en ce qui concerne la BD, je n’avais aucune idée de quel format me conviendrait le mieux. Du coup, j’ai accepté ce travail d’assistant car je me suis dit que ça allait me permettre de mettre un pied dans le milieu professionnel et d’apprendre les ficelles du métier. Au final, j’ai aidé mon cousin sur Dreamland pendant 8 ans et je me suis aperçu qu’au niveau du découpage de la narration, je me suis beaucoup épanoui dans le format manga de 100 pages.
Au-delà du format, j’ai aussi vite compris que d’évoluer dans le domaine du manga imposait d’avoir un rythme de travail important car on rentre vite dans le dur : il y a des deadlines courtes à respecter et la vie sociale s’en ressent ! (rires) C’est vraiment compliqué d’être auteur de BD format manga car c’est vraiment un travail très prenant et il faut savoir dans quoi on met les pieds. C’est compliqué de tout gérer. Tu peux en avoir une idée lorsque tu vois qu’il y a très peu de séries de jeunes auteurs français qui dépassent les 5 tomes. Je pense à Dreamland, Radiant, Outlaw Players, Dofus... ça se compte sur les doigts d’une main.
Au final, le fait de se lancer dans une grande série lorsqu’on est un jeune auteur revient à poser la question de savoir si cette série sera l’œuvre d’une vie ou non ! Il faut donc se projeter dans l’avenir et avoir bien en tête que de se lancer seul dans une série implique de sacrifier sa vie sociale et de passer beaucoup de temps à travailler. Du coup, il vaut mieux parfois commencer par des séries courtes... mais ça n’a pas été mon choix ! (rires)
Romain Lemaire : À l’époque quand j’étais au lycée je faisais pas mal d’illustrations (je dessine depuis que je suis enfant) et petit-à-petit j’ai commencé à écrire des histoires. Je m’y suis mis un peu plus sérieusement vers la fin du lycée et de fil en aiguille j’ai mis en place l’univers et histoire d’Everdark. Plus tard, j’ai décidé de passer à l’étape supérieure et lorsque j’ai signé un contrat d’éditeur jeune auteur vers 2014, l’objectif était de faire une œuvre grand public. Mais je n’aimais pas trop l’idée de singer les auteurs japonais ou faire quelque chose de trop commercial... Il faut savoir qu’à l’époque quand j’ai démarché les éditeurs sur Paris, j’avais des sons de cloches différents concernant une première œuvre pour un jeune auteur, notamment entre Pika et Glénat. Du coup, de mon côté, j’ai fait le choix de consacrer mon univers et de faire le focus sur des personnages d’Everdark plutôt que de mettre en avant l’intégralité de ce projet de dark fantasy qui n’est clairement pas tout public et qui m’aurait coupé d’une bonne partie du lectorat... Ceci étant, si j’arrive à terminer Everdark que la série marche bien, je pourrais raccrocher les wagons dans quelques années avec mon univers de base. Tout est écrit, je sais où je vais dans mon scénario mais ce qui est frustrant c’est que je ne peux pas avancer aussi vite que je le voudrais !
Tu n’as jamais pensé à prendre un assistant comme ton cousin l’a fait avec toi sur Dreamland ?
Romain Lemaire : J’y ai pensé bien sûr ! Mais pour l’instant je n’ai pas la trésorerie nécessaire pour rémunérer correctement un assistant. Cependant, le jour où ce sera possible, je ferai appel à un assistant pour travailler notamment sur les trames, ce qui me ferait gagner un temps fou.
Comment se passe la création d’un album d’Everdark ?
Romain Lemaire : En règle générale, je raconte dans les grandes lignes à mon éditeur les principaux axes narratifs du tome à venir. Après avoir eu son accord de principe sur l’histoire que je compte développer, je m’attaque ensuite au storyboard qui fait 200 pages. Il faut savoir qu’il y a 200 pages avec des dessins traditionnels pour Everdark, mais pour aller un peu plus vite j’ai décidé de me diriger vers le full numérique pour le storyboard dès le tome 6 à venir et de passer de 200 pages à 180 pages. C’est une nouvelle méthodologie de travail...
Enfin, j’envoie le storyboard à l’éditeur qui peut me faire quelques suggestions que je peux accepter ou refuser en fonction de la trame générale de mon univers. Je ne peux pas dire que j’ai carte blanche, mais force est de constater qu’on me laisse aller là où je veux... mais j’écoute les suggestions, hein ? (rires)
Romain Lemaire : Eh bien, je fais en sorte de faire lire ce que je fais par d’autres personnes. Ce sont mes proches notamment. Il y a aussi des gens qui relisent les pdf avant que ça ne parte à l’impression pour vérifier qu’il n’y a pas de fautes d’orthographe. Bien entendu, je ne fais pas lire tout à tout le monde mais le retour de mes proches me permet d’avoir des avis objectifs sur mon travail lorsque j’ai la tête dans le guidon...
Dans ta tête, l’univers d’Everdark est déjà bien établi, mais est-ce que les retours des lecteurs peuvent ou pourrait t’amener à modifier ou à ajuster tes scénarii ?
Romain Lemaire : En théorie non. Sur cette série, moi je propose une vision qui est la mienne. Elle plaît, elle ne plaît pas, ce n’est pas grave. C’est mon parti pris. Ceci étant, ça ne veut pas dire que je ne respecte pas les souhaits des lecteurs. Souvent, lors des dédicaces, je discute avec eux pour savoir s’il y a des choses qui ont aimé ou pas aimé. Du moment que leur retour est constructif, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup.
Et du coup, quel est leur retour sur Everdark ?
Romain Lemaire : En amont, j'avais déjà en tête éléments qui pourraient décontenancer le lecteur de manga lambda. En fait, mon premier tome d'Everdark est très dense. Il y a beaucoup d'informations ce qui peut parfois être indigeste pour un lecteur de manga shônen mais c'est le parti pris pour lequel j'ai opté. De plus Neer, mon héros, n'est pas un personnage attachant et on n'apprend rien sur l'univers d'Everdark à travers ses yeux. En plus, il est mystérieux et énigmatique et j'ai volontairement mis cette distance entre le personnage et le lecteur. À l'inverse, il y a un autre protagoniste, Milo, qui est ingénu et auquel le lecteur peut se rattacher facilement et s'identifier à lui. En ce qui concerne l'univers de la série, c'est au travers des yeux de Milo qu'il va se dévoiler… De ce fait, certains fans préfèrent Milo (les plus jeunes) alors que d'autres aiment Neer (ceux qui sont plus âgés). Je n'aime pas trop faire des personnages monolithiques et je fais en sorte de mettre en place plusieurs niveaux de lecture en parallèle de la trame principale d'Everdark afin que chacun s'y retrouve et découvre les clés de ce qu'il peut se passer par la suite…
Romain Lemaire : J'essaye de ne pas dépasser les 9 mois de réalisation en ce qui me concerne pour faire le storyboard, le crayonné, l'encrage, le tramage, les onomatopées, les phylactères, etc. Ensuite, je travaille avec une artiste qui s'appelle Lena Sayaphoum (elle fait pas mal de BD franco-belges notamment avec Emma & Capucine, une série sur la danse) pour faire le couleur de mes couvertures d'Everdark. Quand j'aurais un niveau suffisant pour gérer la colorisation en numérique, c'est moi qui le ferai mais pour l'instant c'est elle qui gère ça.
Donc en gros, ça me prend 9 mois pour 200 pages mais vu que je vais passer à 180 pages, je vais pouvoir rogner un peu de temps. Quoiqu'il en soit, je ne veux plus être en retard comme pour le tome 5 qui devait sortir en juillet et qui a vu le jour en septembre. Même si je suis très satisfait de la qualité du dernier volume d'Everdark, je ne veux pas que les lecteurs attendent plus d'un an pour pouvoir lire la suite ! En effet, la réalisation prend 9 mois pour moi mais après il faut penser qu'il y a le travail de l'éditeur pour la maquette puis c'est l'impression et la diffusion. Ensuite, il faut savoir que ça commence à être compliqué avec l'impression et la diffusion, notamment à cause de la pénurie de papier qui est en général importé de Chine. Et pour des auteurs middle-sellers dont je fais partie, la priorité ne nous est pas donnée. En effet, la priorité des éditeurs c'est pour les titres qui se vendent beaucoup comme Fairy Tail, One Piece, L'Attaque des Titans, etc.
Du coup, est ce que tu penses que les prochains tomes pourraient sortir exclusivement en numérique ?
Romain Lemaire : Ils le sont déjà mais pas de manière exclusive. En ce qui me concerne, j'ai un rapport quasi charnel avec le papier ! (rires) Il y a quelques années, Pika m'a dit qu'ils aimeraient sortir les tomes en numérique. Ça ne m'a pas dérangé outre mesure mais j'ai demandé que la version numérique ne sorte pas en même temps que la version papier comme ça se faisait avant. Parce qu'avec ce système-là, le lendemain de la parution du numérique, tout était dès le lendemain en partage sur Japanscan ! Le problème avec ce genre de choses, c'est qu'il y a de nombreux jeunes auteurs français au talent fou qui ont dû arrêter leur série car elle ne dépassait pas les 6 000 ventes vu que les gens pouvaient la lire gratuitement le lendemain de leur sortie. Et quand on sait que des fois l'arrêt de la série se joue à très peu d'exemplaires, c'est râlant et ça nous tuent. Par exemple, si un auteur vend 5 990 exemplaires et qu'il est acté dans son contrat qu'il doit en vendre 6 000, alors sa série s'arrête. Les éditeurs n'ont pas une logique philanthropique…
De mon côté, lorsque des jeunes lecteurs qui ont grandi avec tout numérique me demandent où on peut trouver des scans d'Everdark, je leur parle de ce problème avec beaucoup de pédagogie pour leur expliquer que ça nous tue, nous les jeunes auteurs. La plupart des fans comprennent mais il faut être patient et pédagogue car le numérique, le streaming etc. c'est quelque chose de naturel pour eux et ils ne voient pas le mal car ils sont nés avec ça …
Sais-tu d’ores et déjà sur combien de volumes se déroulera Everdark ?
(il réfléchit longuement)
C'est secret ?
Romain Lemaire : (rires) Non, ce n'est pas secret mais pour qu'un auteur puisse répondre à cette question de manière précise, il faudrait qu'il ait storyboardé tous ses tomes à l'avance. Ce qui n'est pas mon cas. Et puis, je pense que ce n'est pas du tout constructif de travailler comme ça car le but c'est de pouvoir travailler chaque storyboard d'un tome avec un œil nouveau chaque semaine ou chaque mois…
Pour répondre à ta question, vu où j'en suis de mon histoire par rapport au tome 6 qui va sortir prochainement, je dirais que je terminerai mon premier arc après une quinzaine de tomes. Mais s'il faut à la fin du tome 14, je n'aurais pas encore terminé mon premier arc et il me faudra encore 3 tomes pour finir ! (rires) Bref, tout ça pour dire que tant qu'on n'est pas dans le travail de storyboard, qui est le véritable squelette de la narration, on ne peut pas véritablement se prononcer.
Romain Lemaire : En fait, mon univers d'Everdark est déjà bien calibré. Si quelqu'un arrivait sur le projet pour travailler avec moi, il faudrait qu'il soit parfaitement calé avec ma vision de la chose… En fait, je ne pense pas qu'il puisse y développer sa propre vision artistique car l'univers d'Everdark est déjà bien défini dans ma tête. Je pense que j'aurais pu travailler avec quelqu'un si on avait pu à la base développer un projet nouveau ensemble…
Après, je dois avouer que j'aime bien tout maîtriser et que je n'ai pas besoin de quelqu'un… mais je ne serais pas contre avoir un assistant ! (rires) C'est un boulot un peu ingrat mais ça permet de mettre le pied à l'étrier dans le milieu professionnel et d'engranger pas mal d'expérience !
Que peut-on entendre de Romain Lemaire prochainement ? Est-ce que de nouveaux projets sont en cours ou du moins en cours de réflexion ?
Romain Lemaire : Le tome 6 d'Everdark ! (rires) C'est un peu difficile pour moi d'avoir beaucoup de temps à consacrer à de nombreux projets mais je suis actuellement en train de bosser avec mon cousin Reno sur des produits dérivés de Dreamland en partenariat avec Taka Corp pour créer des figurines. Ils ont d'ores et déjà sorti une statue du seigneur du feu Asmodheus que j'ai entièrement designée. Une figurine de la princesse des glaces devrait voir le jour d'ici peu en fin d'année ou début d'année prochaine. C'est assez chronophage car il faut faire continuellement des allers-retours avec le sculpteur 3D mais le projet est super intéressant !
En théorie, je vais signer un contrat avec Pika pour qu'il puisse y avoir une statue à l'effigie d'un de mes personnages d'Everdark à l'échelle 1/8e en résine !
… c'est pas gagné pour la vie sociale, alors ! (rires)
Romain Lemaire : Non ! (rires) Mais il faut savoir ce qu'on veut dans la vie ! Mais je m'épanouis dans ce que je fais, c'est l'essentiel… Le jour où j'en aurais marre de tout ça, je ferais en sorte d'avoir une vie sociale ! (rires)
Merci !
Merci aux éditions Pika.
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EVERDARK © Romain LEMAIRE / Pika Édition