Depuis déjà plus d'une trentaine d'années, l'américain Scott McCloud a su marquer de son empreinte le monde des comics. Auteur avide d'expérimentation à ses débuts, il est très vite devenu un joyeux trublion du médium en lançant le concept des 24 heures de la bande dessinée mais aussi en écrivant une charte des Droits d'auteurs. Plus fort encore, il s'imposa en théoricien grâce à une trilogie d'ouvrages pédagogiques sur la bande dessinée sous forme de... comics ! Longtemps absent en tant qu'auteur complet, Scott McCloud effectue son retour avec Le Sculpteur, un roman graphique ambitieux, de plus 500 pages. Alors que l'on aurait pu craindre un récit ampoulé ou décevant, l'américain finit de nous convaincre. Présent en France pour la sortie de son album et invité par le salon du livre, nous avons eu le plaisir de rencontrer un auteur d'une grande gentillesse et qui nous a fait la surprise d'être accompagné par son épouse, Ivy, qui a servi d'inspiration au personnage de Meg dans son album.
interview Comics
Scott McCloud
Bonjour Scott McCloud, peux-tu te présenter ?Scott McCloud : Je m'appelle Scott McCloud je suis un dessinateur américain de comics et je fais ce métier depuis 1982. J'ai commencé en dégotant un job dans le département de production de DC Comics mais en réalité je rêvais de devenir dessinateur de comics depuis mes quatorze ans. J'ai commencé ma propre série, Zot!, puis j'ai commencé à écrire des livres parlant des comics mêmes, tels que Understanding Comics, qui s'intitule L'art Invisible, ici, en France, et d'autres livres parlant des comics avant de finalement écrire mon propre graphic novel, Le Sculpteur.
Quelles ont été tes influences, en comics ?
Scott McCloud : Je suis influencé par beaucoup de choses. Par les films, par la musique et enfin, bien sûr, par les comics. J'aime laisser tout ça entrer dans ma tête et de ne pas faire de choix particulier dans ce que je choisis de regarder, lire ou écouter. J'essaie plutôt d'attendre d'avoir assimilé les choses et seulement après de voir s'il y a quelque chose qui peut m'être utile pour mon travail. Je pense donc que tout a son importance. Je m'efforce d'apprendre de tout le monde sans pour autant suivre qui que ce soit en particulier.
Quel regard portes-tu aujourd'hui sur ta série d'ouvrages traitant des comics ?
Scott McCloud : Tu sais, le fait d'écrire un long graphic novel a été pour moi l'opportunité de mettre en pratique nombre des idées que j'ai pu évoquer dans ces ouvrages, en particulier celles de mon dernier livres, Making Comics où je me suis efforcer de cerner la meilleure manière de structurer un comics. Mais j'ai développé l'idée d'une structure très spécifique, permettant de s'y prendre de manière transparente, de façon à ce que le lecteur ne perçoive pas l'aspect technique et ne s'intéresse qu'à l'histoire. C'est ce que j'ai essayé de faire avec Le Sculpteur : prendre toutes ces idées, toutes ces techniques et ces outils et les faire disparaître pour que le lecteur n'ai pas conscience de leur présence.
Peux-tu nous présenter Le Sculpteur ?
Scott McCloud : Le Sculpteur parle d'un contrat avec la Mort. Un jeune sculpteur, qui a connu un modeste mais éphémère succès, et qui voit ce que serait sa vie sans son Art, décide d'échanger non pas son âme mais les jours qui lui restent à vivre en échange du pouvoir de modeler la matière avec ses mains nues. Il peut donner forme à toutes ses idées mais il n'a alors plus que 200 jours à vivre. Malheureusement, juste après, il rencontre l'amour de sa vie et dès lors, il ne s'agit non pas tant de ce qu'il réalise mais plutôt de ce à quoi il va employer le temps qu'il lui le reste ...
Combien de temps as-tu passé à l'écriture du Sculpteur ?
Scott McCloud : J'ai commencé à réfléchir à l'écriture du Sculpteur avant même l'écriture d'Understanding Comics. C'est un récit déjà ancien, dans ma tête. Mais je n'ai réellement commencé à y travailler qu'en 2007. J'ai alors commencé à prendre beaucoup de notes à ce sujet mais il m'a fallu encore cinq ans avant de m'y attaquer à proprement parler. Cinq années que j'ai employées à tracer les grandes lignes de ce qu'allait être le comics. J'ai travaillé puis je suis repassé sur le script ainsi que sur les illustrations et il m'a fallu encore trois ans pour livrer les illustrations définitives – j'ai moi-même illustré chaque planche, chaque case.
Je sais que le comics sera peut-être un jour adapté au cinéma – Sony en a acquis les droits – et je dois admettre qu'à la lecture, je me suis dit qu'effectivement cela ferait un très bon film. Comment as-tu réussi à parfaire le rythme de la narration du Sculpteur ?
Scott McCloud : Certains comics ont cette proximité avec l'univers du cinéma, cette sensation d'immédiat faisant que ce que tu est en train de voir ou de lire est en train de t'arriver à l'instant même. Les films y arrivent très bien et c'est un effet que les auteurs de comics peuvent décider d'obtenir. Ce n'est pas toujours le cas mais j'ai volontairement choisi de réaliser Le Sculpteur de cette façon. Mais je n'ai pas fait ça seulement en employant des techniques cinématographiques – j'en ai utilisé quelques unes – je suis arrivé à cet effet par des moyens détournés. J'ai utilisé des techniques propres aux comics pour obtenir cette impression que les choses prennent place là, maintenant, tout de suite, au même titre que les films. J'en avais bien conscience en travaillant sur Le Sculpteur et je disais à ma femme « Tu sais, ça pourrait être un film » ce à quoi elle me répondait « Ne t'avance pas trop » mais, oui, j'ai eu très vite conscience que Hollywood se déclarerait très vite intéressé par le comics. J'ai fermé les yeux un instant et on s'est retrouvé avec un contrat dans les mains [rires]. ça s'est fait très vite.
Pourquoi avoir choisi les teintes bleues ? [rires]
Scott McCloud : Pour une raison très spécifique : j'aime la couleur, j'aime ajouter des couleurs dans mes comics. Cela étant dit, je n'ai aucun sens inné de la colorisation. Je n'aurais jamais su quelle palette de couleurs utiliser pour ce comics mais je savais que je pouvais choisir UNE couleur ! En plus, j'aime tout contrôler et, donc, si j'avais voulu utiliser une palette de couleurs complète, il m'aurait fallu collaborer avec un autre artiste et je ne veux travailler avec personne d'autre, je veux tout faire moi-même ! J'ai donc choisi la couleur bleue. Mais il me fait un bleu spécial. J'aime me contenter d'une seule couleur parce que je peux alors m'en servir pour clarifier les formes. Quand tu ouvres mon livre, tu distingue tout de suite tout ce qui se trouve sur les planches, en particulier grâce à ce ton intermédiaire entre le noir et le blanc qui aide à unifier l'ensemble et à en clarifier les formes. Si j'avais employé une couleur chaude, on aurait alors perdu le côté sombre de l'ensemble, or j'aime le fait que les planches donnent cette impression proche de celle que donne la pierre, quelque chose de frais, peut-être même un peu mort. Si j'étais allé vers le pourpre, je crois que cela aurait peut-être semblé trop émotionnel, si j'avais été dans le vert, ça aurait donné un style un peu trop hispter [rires] Un look un peu trop cool, détaché et rétro. J'ai donc trouvé ce bleu, qui est le Pantone 653 – je n'oublierai jamais le matricule.
On voit bien que tu as mis beaucoup de soin dans le script aussi bien que dans les illustrations. Est-ce qu'un des deux aspects t'as posé plus de problèmes que l'autre ?
Scott McCloud : Je pense que l'écriture a été l'étape la plus difficile mais aussi la plus gratifiante. L'écriture a été la tâche que j'ai le plus apprécié car cela a été un défi comme jamais je n'en n'ai connu. Au terme de la première année que j'ai passé à travaillé sur Le Sculpteur, j'ai produit la totalité des grandes lignes des 500 et quelques pages du comics. Mais, l'année qui a suivi, je les ai réécrites, puis réécrites, puis réécrites... Au final, j'en ai fait quatre versions. Enfin, alors même que j'avais fini d'illustrer la version finale du comics, j'ai voulu en recommencer les cinquante premières pages car elles ne me plaisaient plus telles quelles. Le fait de repasser sur ce que j'avais fait été quelque chose de très positif car j'ai découvert ce qu'est l'écriture. Je suis arrivé au point où je ne corrigeais plus des erreurs mais je simplifiais les choses en me débarrassant de tout ce qui n'avait pas directement trait à mon récit. On dit qu'il faut comprendre de quoi on parle pour pouvoir l'écrire mais il s'avère qu'il faut lire ce que l'on vient d'écrire pour comprendre de quoi on parle. Puis il faut écrire son histoire pour pouvoir la lire. La seule manière d'y arriver et de l'écrire, encore et encore. Et c'est ce que j'ai fait. J'ai réécrit mon comics à de nombreuses reprises avant de pouvoir en illustrer une seule case.
Une des principales idées exprimées dans Le Sculpteur est, je pense, la confrontation chez un artiste entre son amour pour son art et sa vie à côté de celui-ci, le fait de devoir souvent choisir entre se consacrer à cet art et, par exemple, la famille, les amours, etc. Est-ce quelque chose que l'on observe souvent, chez les artistes ?
Scott McCloud : Tu sais, mon artiste, dans Le Sculpteur, n'a plus que 200 jours à vivre et, pour lui, c'est un véritable torture que de devoir choisir entre passer le temps qu'il lui reste à vivre avec son art ou bien avec la femme qu'il aime. Mais nous avons tous un nombre de jours limités à passer sur cette Terre ! C'est juste que nous en ignorons le nombre. On a tous à prendre le même genre de décisions, chaque artiste doit la prendre. On décide tous de la manière dont on va passer le temps à venir : « Vais-je travailler une heure de plus ou bien vais-je rejoindre celui ou celle qui m'attends depuis peut-être déjà trop longtemps ? Vais-je aller voir mes enfants ? Se rappellent-ils encore de mon nom ? » [rires] « Il ne m'ont pas vu depuis des mois » Chacun doit faire ce choix : il faut gagner de quoi faire vivre sa famille, s'assurer de laisser quelque chose derrière soi mais on ne veut pas passer à côté de ceux qu'on aime et on veut voir nos enfants grandir. C'est un choix que l'on à tous à faire à un moment donné, je pense que c'est universel.
T'es-tu renseigné sur la sculpture à proprement parler ? T'es-tu renseigné d'une façon particulière sur le sujet pour l'écriture du comics ?
Scott McCloud : J'admire et j'apprécie l’œuvre de certains sculpteurs. J'en ai découvert certains au cours de la réalisation du Sculpteur. J'ai étudié un certain nombre de sculptures mais je ferais un très mauvais sculpteur. Quand j'étais enfant, déjà, j'adorais dessiner mais je détestais devoir me salir les mains, tu comprends ? J'étais en plus complétement nul avec tout ce qui était en trois dimensions ! J'ai du, un jour, aider mes enfants avec un projet qu'ils avaient à rendre, une sculpture. ça m'a rendu dingue parce que j'étais nul avec ça ! C'est sans doute pour ça, je pense, que je m'efforce de restituer ce monde en trois dimensions en travaillant avec des choses que j'arrive à contrôler comme des crayons et de l'encre. Mais, en fin de compte, l’histoire même ne parle pas vraiment de l'art de la sculpture en soi mais plutôt de l'artiste, de ce qu'il veut et pourquoi il le veut, bien plus que de la philosophie de l'art en soi.
Ivy McCloud : Tu as mentionné les crayons et l'encre...
Scott McCloud : J'ai dit crayons et encre ? Oh, désolé. En fait, tout ce que je fait est digital. Bien vu ! C'est un crayon, mais digital.
Tu as été un des principaux instigateurs de la Charte des droits d'auteurs, en 1988, un document visant à garantir les droits et les copyrights des auteurs de comics. Aujourd'hui, en 2015, trouves-tu que la situation s'est améliorée ?
Scott McCloud : Aux États-Unis, la situation s'est améliorée mais elle a aussi empiré. Tout dépend d'où on se place. Si tu fais tes comics toi-même pour les mettre sur Internet et que l'étendue de ton activité se limite à toi d'un côté et tes lecteurs de l'autre, alors oui, la situation s'est améliorée [rires] tu as un contrôle absolu sur ce que tu fais, un contrôle qu'on ne pouvait alors imaginer, à l'époque. Maintenant, si tu ajoutes des intermédiaires, alors là, aujourd'hui, tous s'efforcent de s'accaparer encore plus de droits qu'ils ne le devraient. Les éditeurs essaient d'obtenir bien plus de droits qu'auparavant : ils essaient d'obtenir les droits digitaux, à titre permanent. Tout ce qui peut te venir à l'esprit comme nature de droits, ils le veulent. Les droits d'adaptation au cinéma, par exemple. Donc, non, dans ce sens, les choses ne sont pas terribles. En Europe, c'est différent. Les problèmes sont souvent différents. Quand j'ai rédigé la Charte, je me suis efforcé de déterminer quels étaient les accords à ne surtout jamais signer. On avait ces artistes indépendants qui se retrouvaient à signer avec des éditeurs et là, moi, je leur disait « Surtout ne signez jamais ça ou ça ! » mais je trouve que du côté Européen, les conflits surgissent plus au quotidien, dans l'exercice plutôt qu'à l'occasion d'actes bien particulier. Qu'il s'agisse des pratiques de certains employeurs ou de la lutte au quotidien pour l'obtention de droits bien précis, une étape à la fois... Dans ce sens, la situation en Europe est peut-être plus proche de ce que vivent les ouvriers et les syndicats aux États-Unis.
La création du Sculpteur a été un processus long et douloureux, apparemment. As-tu ressenti un stress particulier au moment où le titre est sorti en librairie ?
Scott McCloud : [rires] Tu sais, travailler sur Le Sculpteur, c'était facile. Enfin, non, je ne devrais pas dire « facile » mais, en tous cas, ça a été quelque chose que j'ai aimé faire. Et le fait de voir le comics sortir en magasin et de voir les gens l'ont apprécié, ça a été génial. Mais entre les deux ? Entre les deux, du moment que j'avais terminé l'ouvrage – en juin de l'an dernier – j'ai passé de longs mois dans l'attente, sans savoir quoi que ce soit, sans savoir ce que quiconque pouvait en penser. Aujourd'hui, je sais qu'aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne, les gens l'ont adoré. En France, c'est sorti hier. J'ai vu des retours positifs mais je ne sais pas encore s'il va y en avoir des négatifs. Donc, oui, là, je suis un peu nerveux. Mais jusqu'ici, tout s'est bien passé.
Devra-t-on attendre aussi longtemps d'ici à la parution de ton prochain ouvrage ?
Scott McCloud : Peut-être. En réalité, le prochain ne sera pas un graphic novel. Mais, là, je souhaiterais faire un ouvrage traitant de la communication visuelle mais pas seulement dans le domaine des comics mais dans l'information graphique au sens large comme par exemple dans la représentation graphique de données, les présentations Powerpoint, ce genre de choses. Tous ces éléments ont des points communs. J'aimerais voir si j'arrive à comprendre la façon dont on peut apprendre les choses à travers de ce que l'on voit et écrire un livre sur le sujet. Un comics, bien entendu.
Si tu avais le pouvoir de visiter le crâne d'un autre artiste pour en comprendre son génie, qui irais-tu visiter ?
Scott McCloud : Si je pouvais m'emparer de leur talent ? Moebius. J'aimerais juste pouvoir lui voler ses mains. J'aimerais qu'il soit encore parmi nous et qu'il fasse d'autre comics. Un jour, on m'a demandé « si tu devais donner le nom d'un artiste qui, à ton avis, a passé un pacte avec le Diable, tu dirais qui ? ». J'ai beau ne pas croire au Diable plus qu'en Dieu, il était évident pour moi que la réponse était Moebius. C'est impossible, on ne peut pas prendre un crayon, le poser sur une feuille et faire ce qu'il a fait. C'était incroyable. ça ne me dérangerait pas d'avoir son talent ! Je ne suis pas sûr de savoir quoi en faire [rires] mais être capable de se saisir d'une feuille de papier et de se lancer comme ça ? Je n'en n'ai jamais été capable. Je n'ai jamais eu ce talent. Et c'est probablement pourquoi il m'a fallu trouver des moyens détournés pour réussir mes comics. Je n'en n'ai jamais été là, question talent, mais j'ai eu des idées et j'ai réfléchi à la chose et j'ai tiré ce que je pouvais de mes maigres talents.
Merci Scott ! Et merci Ivy de l'avoir accompagné jusqu'ici !
Remerciements à Laurent Clerget et Raphaël Ranzenigo pour l'organisation de cette rencontre, et à Alain Delaplace pour la traduction et les questions supplémentaires !.