Tarek d’abord, puis Sieur Chouin ensuite. Une batterie de questions au scénariste avant de s’entretenir avec le dessinateur aux multiples facettes (http://chouin.over-blog.com). Difficile d’imaginer autre chose qu’une interview aliénée, c'est-à-dire croisée, pour les auteurs du Tsar fou. Rassurez-vous, les bédiens ont recomposé leurs propos égarés afin d’y mettre bon ordre. Il ne manquerait plus que vous deveniez paranoïaques ou tombiez dans la schizophrénie ! Attendez au moins la sortie du 2e tome, prévue pour la fin de l’année…
interview Bande dessinée
Tarek et Lionel Chouin
Bonjour Tarek et Lionel ! Alors, comment se passe ce trente-troisième festival international de la bande dessinée ?
Tarek : Très bien. Un rien calme ce vendredi matin mais ce fut intensif hier et probablement cet après-midi [en fait, à cause de la neige, l’affluence ne restera pas dans les annales !]. C’est un retour puisque ma dernière participation était aussi mon baptême en tant qu’auteur : en l’an 2000, je dédicaçais mon premier album. Mise à part des piles de livres, je n’avais pas vu grand-chose… Lorsque c’est ton premier album, tous les collectionneurs – qui n’avaient sans doute pas lu l’album sorti trois mois plutôt et dont ils se foutaient – viennent te trouver. Bref, je n’avais pas pu réellement apprécier.
Lionel Chouin : Plutôt pas mal en effet. Pour ma part, je connais Angoulême puisque j’y ai passé quelques années à l’école afin d’apprendre le métier. Notez : c’est ma première dédicace puisque les autres années mon actualité éditoriale ne correspondait pas aux dates du festival.
A contrario, Tarek, tu n’as pas suivi le parcours « typique » d’un auteur BD…
Tarek : Effectivement, je ne suis passé par aucune école préparant aux métiers du neuvième art. J’ai une formation de médiéviste, une maîtrise d’Histoire et une maîtrise d’Histoire de l’art obtenues à la Sorbonne. Je projette par ailleurs d’entreprendre une thèse sous la direction de l’un de mes anciens professeurs, aujourd’hui enseignant à Science Po. Lui travaille sur le livre et je souhaiterais m’intéresser à la représentation de la guerre dans la BD franco-belge. Sinon, j’ai suivi les cours des plus illustres professeurs d’histoire médiévale et byzantine sans parler des autres périodes. Lorsque l’on a ces professeurs là… Mais, je ne voulais pas devenir prof ! La BD offre la liberté de raconter des histoires.
« Des » histoires ou l’Histoire ? Car si l’on se penche sur Sir Arthur Benton par exemple…
Tarek : Des histoires très clairement. Cependant, si l’on parle du travail préparatoire nécessaire, il y a 20 ans de recherches. Quand je le dis, ça traumatise ! Mais depuis l’âge de 14 ans, je lis tout ce qui sort en Histoire, tout ce qui me passe dans les mains, en particulier relatif à la Seconde Guerre mondiale. Sinon, en terme de recherches pures, pour un titre comme Sir Arthur Benton, cela représente au moins 6 mois de travail cumulés, sans compter ce que je connaissais déjà et donc n’avais pas besoin de revoir. L’important, c’est que la trame historique paraisse crédible – que le récit soit vraisemblable aux yeux des lecteurs comme lors de la rencontre entre De Gaulle et Marchand, qui pourtant n’avoir jamais eu lieu – dans le contexte de la Seconde Guerre que chacun connaît. Un moment charnière de notre Histoire, la fin d’une époque. L’Europe et la Méditerranée passent au second plan, la décolonisation est en marche, etc… L’Homme dispose désormais de l’arme atomique, de la faculté de s’autodétruire... La guerre, jusqu’alors affaire de militaires, fait plus de morts parmi les civils.
Pourquoi Hitler n’apparaît-il pas personnellement ? Fabien Nury, scénariste de Je suis Légion (aux Humanoïdes Associés), série qui traite aussi du nazisme, nous confiait récemment que c’était un « mauvais personnage »…
Tarek : Je pense qu’il ne le connaît pas. Non, Hitler n’est pas un mauvais personnage mais un personnage difficile qu’il faut manier avec prudence et précision. Je tiens à préciser tout de même que cet homme incarne à mes yeux la pire engeance de l’Humanité ! Benton n’a aucune raison de rencontrer le Führer qui, effectivement, n’apparaît que dans une case (t.1) il me semble. En revanche, il entretient une relation privilégiée avec Canaris qui, lui, est un proche et joue un rôle important dans la hiérarchie nazie. Benton en est exclu car ses missions l’écartent du centre de décision. D’autant qu’Hitler, en homme de pouvoir, joue les uns contre les autres, et la guerre avançant, devient de plus en plus paranoïaque se méfiant des services comme des agents secrets dont la fidélité peut sembler douteuse. Lorsque l’on travaille sur cette période, le plus dur est de montrer une réalité qui peut choquer. On atténue forcement les propos qui donnent souvent la nausée. Les nazis parlaient des autres (Juifs, Tziganes…) en termes si crus que j’ai préféré ne pas les mettre ! Je possède chez moi une banque de données assez impressionnante : plus de 200 films de propagande, sur la résistance française et sur les batailles… Auparavant, j’ai aussi rencontré des rescapés des camps de la mort, à l’occasion d’un documentaire.
Tu scénarises des séries par dizaine. Pour faire la nique à J-D. Morvan (peut-être l’auteur le plus productif de ces dernières années, Sillage…) ?
Tarek : Je ne le connais pas et je ne pense pas m’inscrire dans cette logique. D’ailleurs, je ne fais pas ce métier pour être en compétition avec les autres, mais pour vivre ma passion avec d’autres. En fait, chacun a envie de raconter des choses différentes d’où des publications qui parfois devienent importantes. Par exemple, en terme de force de travail, il me serait impossible d’écrire 15 Sir Arthur Benton par an. Je pense qu’il y a plusieurs manière d’aborder le métier, certains choisissent de décliner à outrance leur univers, d’autres en explorent plusieurs. Idem pour le Tsar fou qui réclame une culture littéraire conséquente et, donc, la lecture de nombreux ouvrages. Avec Vincent Pompetti, j’ai aussi bouclé le premier tome d’une nouvelle série, Raspoutine (sortie prévue en septembre prochain) et je bosse actuellement sur le deuxième et, lorsqu’il sortira, le troisième sera en cours de réalisation. Encore une fois, on ne peut pas comparer des scénaristes qui ne font pas la même chose. Ecrire de la SF par exemple, me paraît plus simple qu’un récit historique où la moindre erreur saute aux yeux. De surcroît, le public n’est pas le même. Concrètement, en dédicaces, on croise peu les lecteurs de Lanfeust. Je parle en général, bien sûr. Pour ma part, j’adore Franquin ou des albums « gros nez belges » – une hérésie pour les puristes – comme j’apprécie des choses plus « underground » publiées chez les Requins marteaux ou FRMK. On rencontre aussi beaucoup de personnes âgées, des grands parents qui nous disent lire nos albums avant leurs petits enfants. Je ne pense pas que ces personnes achètent de la BD habituellement. Le dessin de Stéphane Perger touche par ailleurs nombre de femmes plus sensibles aux aquarelles que les hommes. En règle général, je ne me compare pas au travail des autres collègues qu’il m’arrive souvent de lire et donc d’avoir un regard de lecteur. La diversité est une richesse qu’il faut préserver.
Parlons à présent de « Vous ». Un mot sur votre rencontre. Comment vous est née l’envie de collaborer ensemble sur le Tsar fou ?
Lionel Chouin : Avec Brüno (éd. Treize étrange) et d’autres dessinateurs, on a monté un atelier basé à Rennes. Tarek qui venait d’emménager en ville après avoir vécu à Paris connaissait du monde et passait régulièrement. C’est ainsi que l’on s’est rencontré et, de fil en aiguille, l’envie nous est venue de bosser ensemble.
Tarek : Habiter la même ville, ça aide pour sympathiser. Lionel terminait le quatrième tome des Morin-Lourdel (Glénat) et je lui ai proposé le scénario du Tsar fou. Notre complicité fonctionne bien. J’ai redécouvert l’album en le relisant et, lui, rigole en recevant le scénario. Lionel est un auteur exceptionnel, capable d’adapter son dessin au thème proposé.
Effectivement, ton dessin évolue radicalement selon les séries que tu illustres (Les mémoires mortes…)…
Lionel Chouin : Déjà à l’école des arts appliqués, on apprenait à toucher à tout (architecture, illustration…) et j’aimais m’essayer à des styles divers. Dès cette époque, les dés étaient jetés ! En fait, lorsque je reçois un scénario, j’imagine à la lecture un univers graphique puis j’essaie de le mettre en place. Ma démarche est celle-là : adapter mon trait aux histoires proposées. Elle peut être difficile à suivre pour des lecteurs cantonnés dans un même style. Mais, voilà… Sans paraître prétentieux, ma démarche d’auteur s’inspire de celle d’Alberto Breccia (Mort Cinder…), un illustrateur argentin dont je parle souvent. Quelqu’un qui fit surtout des adaptations avec une approche forte que j’essaie de suivre.
Quels retours avez-vous sur la série ?
Tarek : Excellents ! Dans la presse spécialisée BD comme dans la presse généraliste. J’aime toucher des gens qui ne lisent pas habituellement de la BD. Il est possible de viser large sans être pompeux, sans être contraint d’étaler des histoires de sexes pour vendre. D’une certaine manière, le média BD remplace aujourd’hui le roman d’aventure, les feuilletons qui faisaient la force du roman français au XIXe siècle. Les séries SF ou « fantasy » ne répondent pas aux aspirations de ce public qui recherche autre chose. D’où le succès des Maîtres de l’Orge (Vallès & Van Hamme). Les gens attendent cela et, là, on touche d’autres publics que les seuls aficionados. Faire de l’« underground » ne veut rien dire. Franquin l’était d’une certaine manière ! Et publier à dix exemplaires pour être lu par ses potes, je ne pense pas que cela puisse définir ce mouvement. Les éditeurs indépendants sont traversés par les mêmes questionnements que les autres… Critiquer la BD populaire est aussi idiot que de dire que la BD indépendante n’apporte rien !
Une colle : qu’est-ce qu’un aphorisme (terme employé sur la quatrième de couverture pour résumer la série) ?
Tarek : Un aphorisme est une phrase qui pousse à la méditation, ici, une réflexion sur le pouvoir. Un genre littéraire populaire en Orient qui énonce des phrases comme le seraient des vérités religieuses. Des réalités de tous les jours mais, attention, pas des banalités ! Leurs auteurs sont tout de même des autorités morales et religieuses à l’instar de l’Imam Ali.
Quelles sont justement vos références ? Si l’on évoque le Legs de l’alchimiste (Hubert et Tanquerelle)…
Tarek : J’adore cette série ! Je lis énormément de choses mais en tant que lecteur, et non pour y trouver des idées. Il n’y a pas ce côté, je vais lire Blueberry pour faire un western. Le legs de l’alchimiste, je l’ai lu parce que c’est bien, un point c’est tout ! Mes références sur le Tsar ? La vie du calife Haroun al Rachid (les Mille et une nuits), le Livre des aphorismes de Khalil Gibran et… ma connaissance de la Russie. Le grand père d’un ami (descendant de l’ancienne noblesse russe) rencontra Lénine, il connut Raspoutine ! La transmission de la mémoire. A ne pas confondre avec l’Histoire…
Lionel Chouin : D’un point de vue graphique, il y a énormément de choses. Le Legs de l’alchimiste fut peut-être une sorte de mélange déclencheur du point de vue narratif avec un dessin à cheval entre le mode grotesque d’un Lucky Luke et un trait plus adulte. En ce sens, il existe des similitudes entre les albums. Néanmoins, je m’en détache par la suite avec un dessin plus proche de ce que fait Ralf Steadman, auteur notamment d’une adaptation déjantée de l’Ile au trésor. Une influence assez forte chez moi.
Lionel, pourquoi n’assures-tu pas toi-même la mise en couleur ?
Lionel Chouin : J’avais commencé par mettre en couleur les premières planches à l’instar de ce que j’avais fait sur mes deux albums précédents. Mais j’en ai eu marre. Je souhaitais me consacrer uniquement au découpage de l’histoire et au dessin. Travailler avec un coloriste me semble moins sclérosant et me permet d’avoir un recul supplémentaire. Et j’ai rencontré Christophe. Nos références se rejoignent, ce qui facilite la collaboration. De plus, il habite à deux pas de chez moi ! Petit cadeau et atout moteur lorsque l’on a un délai précis à respecter pour la sortie d’un album : recevoir les planches rapidement chez soi, par le Net au fur et à mesure, permet d’avancer plus vite et d’éviter la sclérose. Une version crayonnée ? J’ai trouvé cela intéressant dans une BD intitulée le Cercle aléatoire (Gaultier et Ricard, éd. Treize étrange). Néanmoins, au travers des dessinateurs qui ont pu y avoir recours, il me semble déceler une certaine forme de facilité, un peu d’automatisme. Bref, quelque chose me dérange un peu narrativement. Mais une version 2B avant la couleur, à vrai dire, on y réfléchit avec Tarek et E. P. éditions. D’autant que le deuxième tome, plus sombre, s’y prête mieux que le précédent et présente un réel intérêt en noir et blanc. On verra…
Peut-on alors apprendre deux ou trois choses concernant la suite de cet aphorisme ?
Tarek : La couverture du premier album reflétait parfaitement le propos du Tsar : ce regard blanc sur fond rouge se voit de loin ! Le tome deux est écrit intégralement. L’action se situe cette fois dans le Caucase, une région « pont » à l’image de la littérature russe, entre Orient et Occident. Il connaîtra en revanche une évolution : la parodie du pouvoir exprimée dans un autre contexte, d’une autre manière…
Lionel Chouin : Le climat de l’histoire, son contexte, évolue dans un registre plus dramatique. Ainsi, mon dessin se noircit et ma technique change : alors que le premier était réalisé au stylo, cette fois je me suis mis à la plume. Voilà, encore une petite variation graphique.
Si vous étiez des bédiens, quelles BD souhaiteriez-vous faire découvrir aux terriens ?
Tarek : Corto Maltese, Les Ethiopiques d’Hugo Pratt. Le texte et le dessin, toujours l’image qu’il faut : une alchimie assez exceptionnelle. Probablement l’un des plus beaux albums de Pratt. Dommage pour les réfractaires qui passent à côté…
Lionel Chouin : Je serais tenté de citer le Legs de l’alchimiste. Surtout, au regard du travail d’Hubert en tant que scénariste et auteur, par ailleurs, d’une autre série chez Carabas intitulée Les yeux verts (avec Zanzim au dessin). Ou le travail de Matthieu Bonhomme sur le Marquis d’Anaon (Dargaud) en collaboration avec Fabien Vehlmann… Ah oui, intéressant aussi Messire Guillaume (Dupuis) avec Gwen de Bonneval. Tous des auteurs à suivre…
Si vous aviez le pouvoir cosmique de vous téléporter dans le crâne d’un autre auteur BD, chez qui éliriez-vous domicile ?
Tarek : Chez aucun scénariste. Pas même Goscinny, car il est exceptionnel et qu’il serait présomptueux de se comparer à lui. Le rencontrer, avec grand plaisir mais en tant que lecteur et fan. Parmi les auteurs [complets], peut-être Pratt car notre démarche me semble assez similaire. Lorsqu’il parle de la guerre, il l’a vécu. Le passage à la frontière bulgaro-turque dans le premier tome de Sir Arthur Benton, je l’ai vécu ! En 1996, dans un autre contexte, à la douane syro-turque mais selon un même schéma.
Lionel Chouin : Breccia sans hésiter. Cela devait être inconfortable d’adopter des positions politiques si « dures » [progressistes] au Chili. Il sut cependant faire transparaître le climat dictatorial à travers ses différents livres. Quelqu’un d’immense ! Donc, lui ou peut-être José Muñoz (dernière parution Alack Sinner, t.8, l’Affaire U.S.A., chez Casterman)…
Merci à tous deux !