L'histoire :
Un jeune et grand homme à la tête bandée vient visiter un appartement. Il dit avoir vu l'annonce de la colocation et de la chambre à louer. L'appartement, spacieux et confortable, est occupé par quatre personnes. Emmené par la jolie Bet, l'homme monte à l'étage et visite la chambre. Séduit, il donne immédiatement son accord. Étrangement, Bet lui répond aussitôt que l'affaire est conclue, qu'il ferait un bon coloc. Pas d'argent à verser, pas d'attente et pas de papier à signer, Ter (même si l'homme peine à se souvenir de son nom) emménage de suite. Mais rapidement, alors que tout semble se passer pour le mieux, des signes vont lui révéler le traquenard dans lequel il s'est embarqué : les rideaux sont tirés, la lumière ne s'éteint jamais et les autres colocataires sont bizarres : Vic, homme au physique rugueux et un brin belliqueux, s'en prend déjà à Ter, il lui reproche de draguer Bet. Enervé, il saisit un chat par le col, le fourre dans le broyeur et boit un verre de lait pour se calmer... puis s'endort fissa. Ayant assisté à cette scène surréaliste, Ter décide de quitter cet asile de fous. Mais lorsqu'il tente de pousser la porte sans serrure, celle-ci, telle un mur, ne bouge pas. Non seulement Ter ne se rappelle de rien, mais en plus il semble bel et bien enfermé dans cet appartement sans issue...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Jean-Paul Sartre disait « l'enfer, c'est les autres ». Koren Shadmi, auteur israélien vivant à New-York, dit quant à lui Abaddon, de l'hébreu signifiant abîme ou Ange de l'Abîme. La BD présentée dans un élégant et grand format à l'italienne ne parle pas d'autre chose en effet que d'un vertige paranoïaque confinant à l'aliénation, coincé entre la légèreté d'un quotidien et le cauchemar surréaliste qu'il suscite. Amnésique, Ter ne sait ni d'où il vient, ni ce qu'il a fait et encore moins comment il en est arrivé là. Seuls des bribes de souvenirs le ramenant dans une guerre sanglante et meurtrière le rattachent au réel, au présent étrange, aux murs d'une chambre dont la lumière ne vacille jamais, dans une prison sans nom et sans logique, où les tensions sexuelles sont latentes. D'où sa folie passagère et l'obsession de la fuite, celles d'une personne sans passé et sans avenir, confrontée à un asile de fous, où les comportements sordides des colocs sont tout à la fois bizarres, grotesques et inattendus. Hanté par la mémoire d'une guerre vécue dans le sang, Ter doit trouver une issue qui ne cesse de se refuser à lui. Dans ce contexte, Shadmi réussit avec brio à dérouler une narration vive faite de trouvailles ingénieuses et de flashbacks en temps de guerre. L'auteur parvenant comme rarement à traduire l'angoissante sensation d'enfermement. On avance constamment entre fascination et inquiétude, malaise et absurdité, curieux de voir comment l'auteur, lui, va trouver une porte de sortie. Car non content de malmener son héros et le lecteur, Shadmi indique des pistes, suggère des réponses sans les creuser tout à fait, pour mieux nourrir l'idée d'un piège machiavélique ou d'un labyrinthe vicieux, métaphores d'une lente prise de conscience vers la mort et la folie. Car le héros vit-il réellement ? Est-il déjà mort ou en proie à des hallucinations ? Pour l’ambiance noire, on pense à Kafka et au Huis-clos de Sartre, au film Cube ou encore, influence la plus proche sans doute, Le locataire chimérique de Topor. Shadmi, en parlant de la mémoire, de l'identité, construit donc un huis-clos étouffant, flippant et captivant, habité par le sens du récit. Le twist final, délicieusement retors, libère et oppresse tout à la fois. Difficile de mieux faire. Un premier volet envoûtant, qui place la barre très haut. Claustrophobes s'abstenir. Pour les autres, un savoureux et mystérieux récit psychologique, parfois cocasse, où la peur panique n'est jamais loin.