C'est lors de la sortie du diptyque Abaddon que nous avions sollicité Koren Shadmi pour une interview. Grâce aux joies du net, cela avait été rendu possible. Depuis, l'artiste a sorti plusieurs albums, tous ayant la particularité d'être très réussis, comme notamment Love Addict, histoire d'un type enchaînant les conquêtes amoureuses grâce aux sites de rencontre. Venant spécialement sur le stand de son éditeur, Ici Même, lors du festival d'Angoulême, nous sommes allés lui poser de nouvelles questions sur ses derniers titres.
interview Comics
Koren Shadmi
La traduction de cette interview a été réalisée par Alain Delaplace.
La dernière fois qu'on s'est vus, Koren, on a parlé de Abaddon. Je te propose de parler, aujourd'hui, de Coupes à Cœur. Les histoires proposées ici sont très différentes de celle contée dans Abaddon . Peux-tu nous raconter la genèse de cet ouvrage ?
Koren Shadmi : Coupes à Cœur regroupe des histoires que j'avais écrites il y a déjà un moment; 4, 5 ou 6 ans de ça. On savait qu'il allait me falloir du temps pour finir mon ouvrage suivant. Mon éditeur m'a demandé si je n'avais rien d'autre sous le coude et je lui ait répondu que j'avais ces histoires qui n'avaient jamais été publiées et on les a donc rassemblées dans un même ouvrage. C'est un peu comme un ouvrage que j'avais sorti chez un éditeur désormais défunt – Boîte d'Aluminium – qui était aussi un recueil d'histoires courtes dans le même genre et s'intitulait, je crois, , c'est sorti en 2007. Les histoires courtes de Coupes à Cœur ont un côté fantastique, un côté étrange... Une des histoires parle de ce lycéen qui tombe amoureux d'une fille. La fille se fait renverser par une voiture et devient par la suite à moitié robot. C'est une de mes histoires préférées de ce livre et maintenant, j'essaie d'en faire un graphic novel à part entière parce que je pense qu'on peut développer l'histoire.
Tu as aussi publié Mike's Place. Quelle a été la genèse de cet ouvrage ?
Koren Shadmi : C'était une commande de First Second, un assez gros éditeur américain. Les deux auteurs – je ne l'ai pas écrit – réalisaient alors un documentaire sur ce bar de Tel-Aviv où l'attentat-suicide a eu lieu. Ils tournaient ce documentaire et se trouvaient sur place au moment de l'attentat. Le comics raconte donc le tournage de ce documentaire mais aussi les coulisses de l'attentat, comment cela s'est passé, qui étaient les terroristes... C'est très différent de ce que je fais d'habitude. Mais c'était plus un travail de commande, c'était différent de mes œuvres personnelles. J'ai pris moins de risques qu'avec Abaddon, par exemple. Mike's Place est un bon comics, c'est juste que ce n'est pas un comics que je ferais, moi, en temps ordinaire: c'est très politisé... Mais c'est très intéressant. Si on est déjà allé au Moyen-Orient et que l'on souhaite en apprendre plus, c'est très bien.
Tu dis que Mike's Place n'est pas le genre de comics que toi-même tu ferais mais alors pourquoi avoir accepté le projet, en premier lieu ?
Koren Shadmi : L'éditeur m'a demandé si je pouvais le faire car je suis Israélien d'origine. J'ai grandi là-bas et je sais de quoi a l'air Tel-Aviv. Je pouvais donc donner un air authentique à l'ensemble. L'éditeur m'a donc contacté et m'a communiqué le script, que j'ai lu et que j'ai aimé. Je me suis dit que je pouvais le faire et voilà. Mais, maintenant, je'en suis revenu à réaliser mes propres comics.
Juste après Mike's Place, tu as fait Love Addict. Pourrais-tu le présenter à nos lecteurs ?
Koren Shadmi : C'est fondamentalement l'histoire d'un mec qui part sur internet à la recherche de l'amour, d'une fille avec qui vivre. Il sort tout juste d'une relation qui s'est mal finie et son pote l'incite à s'inscrire sur des sites de rencontres – ce qui est un procédé très populaire, aux Etat-Unis, si vous ne vous êtes pas rencontrés sur internet, ça paraît bizarre – et notre héros refuse dans un premier temps, avant de se laisser convaincre. Et là, les choses s'accélèrent et il se retrouve comme un gosse dans une confiserie : il enchaîne près d'une soixantaine de rendez-vous avec des filles différentes. Il part avec un objectif en tête mais il finit par en diverger complètement à cause de ce procédé de rencontres en ligne. Ça a changé beaucoup de choses, à vrai dire. On ne se soucie plus de savoir si oui ou non une fille vous apprécie. Si on lui écrit et qu'elle ignore le message, elle n'est pas intéressée tandis que si elle répond, on sait qu'elle est intéressée. Ça a retiré tout le côté mystérieux et romantique de la chose mais ça a aussi facilité les choses. Je pense que c'est intéressant, d'un point de vue psychologique, de voir comment les rencontres en ligne ont changé les interactions entre les personnes et la façon dont ils se rencontrent.
Il y a aussi beaucoup d'humour, dans Love Addict, ce qui est nouveau, pour tes lecteurs.
Koren Shadmi : C'est vrai. Il y a un peu d'humour dans Abaddon mais j'ai vraiment fait un effort afin que Love Addict soit drôle. Parce qu'aller à des rencards, c'est drôle : on se retrouve avec des gens bizarres, des choses idiotes surviennent... J'ai voulu restituer cette expérience dans son intégralité. C'est triste, c'est drôle, c'est un mélange de tout ça.
Dans Love Addict, tu confesses également ton amour pour Crumb. Y'a-t-il un parallèle entre la carrière de Crumb et la tienne ?
Koren Shadmi : C'est une de mes grandes influences. Ce que j'admire vraiment chez Crumb, c'est qu'il n'a aucune pudeur quand il s'agit de mettre au grand jour ses défauts et ses penchants les plus malsains. Il y a aussi son obsession des femmes et du corps féminin en général, la façon dont il dessine le corps féminin. Il a toujours été une de mes inspirations. Il a écrit cette célèbre histoire : Mes Problèmes avec les Femmes qui, je pense, m'a aussi inspiré Love Addict. Certains lecteurs voient les scènes de sexe que j'ai illustrées et me disent « Oh, tu es un fan de Crumb » et la réponse est oui, je ne le cache pas. Je pense que je suis différent de Crumb mais il m'inspire beaucoup. Quelqu'un a dit « Tous les dessinateurs alternatifs sont les enfants de Crumb ». Un truc marrant c'est qu'avant que l'on n'imprime Love Addict, on lui en a envoyé quelques pages incorporant ses illustrations, en lui demandant s'il était d'accord pour qu'on le fasse et il nous a répondu « Oui, bien sûr. Libre à vous de les utiliser » avant d'ajouter « ça a l'air intéressant, je veux lire la suite » alors on lui a envoyé une copie complète et j'espère qu'il l'a aimé.
Sur quoi travailles-tu, en ce moment ?
Koren Shadmi : En ce moment, je travaille sur un script, pour l'histoire dont je t'ai parlé auparavant, sur la fille devenant à moitié robot après un accident de voiture. Je travaille sur un long graphic novel complet à ce sujet.
Qu'est-ce que tu veux aborder qui ne l'a pas été dans la version courte ?
Koren Shadmi : Ce sera avant tout sur le fait d'être un adolescent et d'être avec une fille avec laquelle tu veux vraiment sortir mais tu ne peux pas et tu ne le pourras jamais. Ca revient à réaliser ce qu'est la vie. Je suis vraiment fasciné par cette transition entre être un adolescent ou un enfant et avoir sa propre vision de ce qu'est le monde avant de réaliser qu'il en est tout autrement. En plus, les personnages seront nettement plus développés et plus intéressants. La fille est bien plus intéressante dans cette version longue. Donc voilà sur quoi je travaille en ce moment. Mais ça va être encore long vu que je n'en suis qu'à l'étape du script.
D'album en album, tu changes carrément d'univers. Est-ce une sorte de défi, pour toi ?
Koren Shadmi : Oui. Je pense que je m'ennuie et qu'en général, on a une capacité d'attention limitée. Je cherche à faire en sorte que ce que je fais soit toujours intéressant et je ne vois pas comment font des gens comme Goscinny ou Uderzo. J'adore Astérix mais je n'aurais personnellement jamais la patience de dessiner sans cesse le même personnage et ce pendant 40 ou 50 ans. J'aime faire bouger les choses et je ne crois pas que l'on doive se cantonner à un seul style, à une seule façon de dessiner... Je pense que les gens viennent essentiellement à mes comics pour l'histoire elle-même. Quelque fois pour les illustrations, oui, mais je crois quand même que je fais bien de varier les styles. Love Addict est différent de Abaddon mais il y a malgré tout quelques similarités comme, par exemple, dans le dessin. C'est fait au stylo et le trait est très doux...
As-tu un genre de comic-book que tu ne souhaiterais pas faire ?
Koren Shadmi : Je ne voudrais pas faire de comics de super-héros mais il y eu des projets que j'ai refusés. On m'a proposé de faire un livre sur Jérusalem, par exemple, que j'ai refusé de faire. Si l'histoire est ennuyeuse, je ne voudrai pas du projet. Il y a des comics qui, je le devine à l'avance, vont être très ennuyeux à illustrer. Disons que tu me proposes de faire un livre sur Eisenhower : ça ne m'intéresserait pas. Je n'ai pas envie de passer une année de ma vie à dessiner un vieux gros. Il faut que 'y trouve un intérêt à l'illustrer autrement je ne vais pas y passer une année. Concernant Love Addict, j'étais essentiellement intéressé par les filles [rires] c'est ça qui m'a fait tenir le coup.
Dans Love Addict, ton personnage n'a pas de nom. Est-ce que c'est toi ?
Koren Shadmi : Le personnage partage des traits avec moi mais ce qui lui arrive est bien plus extrême que ce qui m'est réellement arrivé. Dans mon cas, j'étais inscrit sur ces sites pendant une année et j'ai été à de nombreux rendez-vous – peut-être 50 ou 60 avec des filles différentes – mais K., lui, y va bien plus à fond que moi. Il en devient presque un monstre ! Si tu lis le livre, tu vois qu'il finit par gagner une certaine rédemption mais oui, en quelque sorte, c'est censé être une version de moi-même.
Si tu avais la possibilité de visiter le crâne d'un artiste, passé ou présent, afin de comprendre son art, ses techniques ou simplement sa vision du monde, qui choisirais-tu et pourquoi ?
Koren Shadmi : Crumb me vient immédiatement à l'esprit mais j'aurais adoré pouvoir regarder Mœbius travailler dans son studio. J'adore Blutch, aussi. J'adorerais pouvoir le rencontrer et voir comment il travaille.
Je ne crois pas qu'il soit ici, cette année.
Koren Shadmi : Peut-être que je me rendrais à son studio, à Paris, pour le harceler.
Merci Koren !