Si le nom de Koren Shadmi ne vous dit rien, gageons que dans les mois et années à venir, cela ne sera plus le cas. Ce jeune artiste israélien vivant à New-York nous a littéralement enthousiasmés en 2013 avec la parution de son diptyque Abaddon chez la jeune maison d'édition Ici Même. Avec son format à l'italienne, son dessin européanisant et son atmosphère envoutante, ce récit a su nous surprendre pour mieux nous combler. Rappelant des références BD comme Les rues de sable (de Paco Roca) ou Magic Palace Hotel (du regretté Fred) ou même cinématographique comme Cube, Abaddon est une expérience de lecture jouissive au confluent de Kafka et du Huit-clos de Jean-Paul Sartre, et dont les mystères nous ont poussés à aller interroger son auteur. Pour mieux nous perdre ?
interview Comics
Koren Shadmi
Bonjour Koren Shadmi, peux-tu te présenter ?
Koren Shadmi : Lorsque j'ai eu 9 ans, j'ai participé à un cours de dessin, ma maman m'y avait forcé et au début je n'aimais vraiment pas ça, j'étais le plus jeune et les autres étaient bien meilleurs que moi. Mais très vite, j'ai attrapé le virus et j'y ai participé durant 3 années. Lorsque l'on y pense, les bandes dessinées étaient très rares en Israël. Je pouvais trouver quelques vieux épisodes de Superman dans des librairies et peut -être un Astérix ou deux à la bibliothèque. Donc ce cours a été un vrai début pour moi avec pour professeur Uri Fink avec qui je travaillerais plus tard en tant que coloriste et surtout l'envie de créer des histoires incroyables. Cela était une vraie source d'inspiration.
Quelles sont tes influences ?
Koren Shadmi : J'adore les films et je pense qu'ils sont ma principale inspiration. J'adore de nombreux réalisateurs comme Ingmar Bergman, Alejandro Jodorowsky, Billy Wilder, Antonioni et plein d'autres. J'ai l'impression d'avoir appris énormément de leur façon de raconter les histoires et ce, au travers de leurs longs métrages. Et il y a aussi les séries télévisées comme les Sopranos et cette narration très habile. Et il y aussi des écrivains comme JD Salinger, Celine, Knut Hamsun et Checkov. Mon éditeur aime mentionner qu'Abaddon lui évoque Roland Topor, dont j'ai finalement pu trouver un exemplaire de The tenant, c'est très difficile d'en avoir une version en anglais, et j'ai adoré. En bande dessinée, mes choix sont plutôt ennuyeux. Chris Ware, Dan Clowes, Blutch sont les meilleurs. J'ai aussi une tendresse particulière pour Joe Matt. Lors de ma dernière visite en France, j'ai découvert un livre de Manuele Fiore et qui a l'air assez génial.
Comment décrirais-tu ton style ?
Koren Shadmi : C'est compliqué, l'aspect visuel de mon travail peut changer selon le projet auquel je m'adonne. Un éditeur américain m'a dit récemment que mon comic book avait l'air français, ce qui est assez étrange, même si je pense avoir une vraie sensibilité française. Je pense aussi qu'il y a un peu d'influence japonaise, j'adore cet art et la façon dont les artistes japonais observent et distordent la réalité avec une vision qui les affecte. Mon dernier projet, Abaddon, a été réalisé sans aucun encrage et j'ai ressenti un vrai plaisir et je suis sûr d'avoir amené une réelle qualité dans cette façon de travailler. Je passe beaucoup de temps à dessiner et cela peut parfois perdre un peu de son énergie lors de l’encrage, il n'y a rien de mieux que le sketch original. L'encrage est vraiment une tâche issue des mauvaises reproductions datant du début du XXième siècle. Je considère à présent qu'il n'"y en a plus besoin.
Nous t'avons découvert avec Abaddon, qu'as-tu fait d'autres ?
Koren Shadmi : J'ai déjà sorti deux autres albums en France chez un petit éditeur qui s'appelle Boite d'Aluminium. Ils ont des collections de récits courts qui sont publiés sous différentes formes aux USA, en Espagne et en Italie. Je pense qu'il est difficile de vendre des recueils d'histoires courtes puisque les lecteurs et la presse préfèrent en général les récits plus longs. En y regardant j'ai toujours préféré faire des histoires courtes mais peut être qu'un jour, j'y reviendrais.
Comment décrirais-tu Abaddon ?
Koren Shadmi : C'est une élaboration libre du Huis clos de Sartre. Un jeune homme arrive dans un appartement, il recherche une chambre et il décide de rester, cela a l'air bien. Lentement, il réalise que quelque chose de mauvais se passe dans cet appartement et ses colocataires, le pire est qu'il est enfermé ici. Voici les premières prémices de l'histoire.
Aux USA, Abaddon a été entièrement publié sur internet. Pourquoi ce choix ?
Koren Shadmi : Le marché américain est très différent de celui en France. Les éditeurs prennent moins de risques, ils veulent que tout soit formaté pour un public précis. Abaddon se situait entre deux eaux, c'était trop expérimental, avec une narration particulière et qui ne correspondait pas un genre précis de comics. Je savais que j'aurai des difficultés donc j'ai débuté la publication sur internet. J'espérais avoir suffisamment de lecteurs et d'attention pour être publié ensuite, mais aussi m'encourager à produire un grand roman graphique. Le site Kickstarter a été lancé à mi-parcours pour m'aider à financer la seconde partie.C'était une excellente façon de me connecter avec mes lecteurs.
As-tu utilisé les propriétés d'une publication sur le net dans ta façon de narrer l'histoire ?
Koren Shadmi : Cela affecte forcément le format, à un tel point que j'ai commencé à imaginer comment construire le suspense d'une page à la suivante. Je ne pourrais pas lire un album et attendre quelques jours avant de lire la suivante. Pourtant, dans les web comics, c'est ce que les gens font. Avoir beaucoup de lecteurs en ligne, même si c'est très éphémère, 8000 lisent un mois et seulement 10 commentent. C'est un sentiment étrange, comme si des milliers d'yeux te regardaient mais que tu ne pouvais pas les voir.
Comment as-tu imaginé Abaddon ? Avais-tu pensé à la fin dès le début ?
Koren Shadmi : Oui, j'avais une idée générale de là où je voulais emmener l'histoire. Cela a changé un peu mais la base concernant l'entrée de Ter dans le premier livre, sa sortie dans le second et son retour dans le troisième. En travaillant dessus, j'ai réalisé que ce retour dans l'appartement serait décevant et aussi un vrai enfer pour moi, j'ai préféré le suggérer.
Le casting des personnages est assez incroyable. Comment les as-tu imaginés ?
Koren Shadmi : Vivre à New-York pendant 10 ans et avoir eu plein de colocataires te donnent énormément d'inspiration. Vic est basé sur un de mes amis, Victor Cayro, qui est aussi un grand dessinateur. Il est peut être juste un peu moins fou que Vic dans l'album. Il y a plein de petits bouts de gens ou de moi dans les personnages. New-York attire aussi beaucoup de personnes étranges qui m'ont ainsi donné plein d'idées.
Et pour la pin-up ?
Koren Shadmi : Ha ! Pas sûr ! Je pense qu'elle est juste la manifestation de toutes les fantaisies sexuelles les plus inatteignables. Je l'imagine comme un mélange des nombreuses filles que j'ai connu, avec qui je suis sorti et les nombreuses que j'aurai voulu avoir. Une sorte de combo sexuel terrifiant.
Dernièrement, on t'a vu à l’œuvre sur une illustration hommage à Robert Crumb. Comment es-tu arrivé dessus ?
Koren Shadmi : Le projet était amusant. J'aime Crumb et je m’identifie vraiment à ses sensibilités, c'est une source d'inspiration incroyable. Il n'a honte de rien et il met tout ce qu'il a sur le papier. J'essaie de le faire moi aussi, même si c'est embarrassant. Je viens juste de lancer un calendrier de femmes mortes posant sur des tombes. C'est très sexy et un peu douteux, et dans un sens inspiré par la folie de Crumb. Si vous êtes un peu intimidé pour sortir un tel travail, c'est que vous êtes probablement sur la bonne voie.
Quels sont tes prochains projets ?
Koren Shadmi : Je travaille sur un roman graphique pour First second, un éditeur américain. C'est un récit basé sur un attentat suicide à la bombe qui s'est passé en Israël en 2003. Je dessine seulement sur ce projet, et c'est beaucoup plus réaliste qu'Abaddon, un peu moins indulgent aussi. J'ai besoin de trouver beaucoup de références photo de personnes ou d'emplacements.
Est-ce que tu connais certains artistes français ?
Koren Shadmi : Oui bien sûr, Blutch, Nicolas De Crecy, Moebius, Winshluss et beaucoup d'autres. Malheureusement, mon français est juste suffisant pour parler un peu mais pas pour le lire, donc j'ai seulement une vague idée de leurs histoires. J'adore en tout cas leurs visuels.
Si tu avais la possibilité de créer un récit de super héros, lequel choisirais-tu ?
Koren Shadmi : Pas à l'avenir. Je pense que les gens ont suffisamment de super héros, spécialement aux USA où ils trustent énormément les rayons de comics. Si je devais faire un comic sur les super héros, cela serait subversif.
Si tu avais le pouvoir de visiter le crâne d'un autre auteur, qui irais-tu visiter ?
Koren Shadmi : Je souhaiterais avoir une session avec le fantôme de Nietzsche, ce serait vraiment intense et changerais ma vie. Peut-être que cela serait terrifiant ? Je voudrais avoir aussi un traducteur allemand avec moi pour comprendre quelque chose !
Merci Koren !